L’originalité dans l’écriture d’un roman

L'originalité dans l'écriture d'un roman

Je vous partage ici un extrait du chapitre 3 d’un livre rédigé au début du XXe siècle sur l’art d’écrire, livre qui comporte 14 chapitres sur le domaine.

Il peut paraître surprenant que l’on puisse toujours prendre en compte les conseils de ces anciens auteurs.

Vieillot! Dépassé! Que l’on pourrait dire. Personnellement, j’apprécie la lecture de ces ouvrages. Et je constate régulièrement l’actualité des propos qui y sont développés.

Extrait de Comment on devient écrivain de Antoine Albalat, 1925, Éditions Plon-Nourrit (Paris). Bibliothèque virtuelle Gallica de la BNF.

Il y a des centaines de manières de mal écrire; toutes sont le résultat de manque de travail

La nécessité du travail doit donc être considérée comme un principe au-dessus de toute contestation. Une prose n’est parfaite que si elle a été travaillée. Le travail contient toutes les possibilités de perfection.

Il y a des centaines de manières de mal écrire; toutes sont le résultat de manque de travail.

(…)

Le style français est en pleine décadence. Il n’y a plus de style; il n’y a que des styles. Le barreau, la finance, la politique, la philosophie, le sport sont en train de faire de notre langue un prétentieux charabia qui n’est presque plus du français. M. Jacques Boulenger a relevé au Journal officiel les locutions favorites de nos députés et de nos ministres. Le mot propre est presque toujours rejeté par les orateurs comme indigne de la majesté de la tribune.

Le Journal des Débats (3 avril 1924) cite quelques-unes de ces formules toutes faites : « Une idée, en style parlementaire, se nomme une conception, une vue, une vision qui ne manque presque jamais d’être une claire vision. La Chambre ne résout pas, elle solutionne; ses désirs ou ceux des électeurs ne sont point des désirs, ils prennent le nom auguste de desiderata; les propositions qu’on lui fait s’appellent des suggestions. Elle ne finit pas, elle met fin (sauf au vote du budget). Ses actes – et ceci est sans doute un aveu­– se nomment des attitudes ou encore des gestes; ils n’ont pas de conséquences ni d’effets, mais des répercussions. (…)

Appliquée au roman, la question du style soulève une objection qui mérite d’être examinée. Balzac, Soulié, Eugène Sue, Dumas père, Charles de Bernard et même Stendhal n’ont pas eu besoin, dit-on, d’être de grands écrivains pour être de grands romanciers. De nos jours, un puissant créateur de spectacles psychologiques, Marcel Proust, emploie un style à faire frémir. Entre la prose de Flaubert et celle de Balzac il y a un abîme. En d’autres termes, il existe une langue que l’on parle et une langue que l’on écrit, une prose ordinaire et une prose d’art. Laquelle faut-il choisir? (…)

Au point de vue perfection, l’hésitation n’est pas permise : faites deux ou trois volumes comme Flaubert, votre réputation est assurée. Si, au contraire, vous vous sentez de taille à publier de vastes œuvres, à embrasser tout un ensemble d’observations humaines, n’hésitez pas non plus, écrivez, créez, amassez. Ce qui arrivera, nul ne le sait, par la bonne raison que personne ne peut savoir s’il peut avoir assez de génie pour se passer de talent.

Le principe indiscutable, c’est que le style domine tout, consacre tout

Le principe indiscutable, c’est que le style domine tout, consacre tout. Ce qui sauve une œuvre et l’immortalise, Chateaubriand a raison de le proclamer, c’est le style. C’est parce qu’Homère est un grand écrivain que ses poèmes sont arrivés jusqu’à nous. Ils eussent péri, s’ils n’eussent été écrits en beaux vers. Certaines œuvres ne survivent que par le style, comme le Second Faust de Goethe et la Tentation de Flaubert. D’autres, au contraire, mais plus rarement, comme Balzac et Stendhal, arrivent à s’imposer par leur seul fond de vérité et l’analyse des passions.

« Malheur à qui méprise la forme, dit Anatole France. On ne dure que par elle. Une idée ne vaut que par la forme, et donner une forme nouvelle à une vieille idée, c’est tout l’art et la seule création possible à l’humanité. »

Le docteur Toulouse me fit un jour cette objection : « Pourquoi, me dit-il, attachez-vous tant d’importance à la forme et au style, puisque la forme et le style changent comme la langue? La durée d’une œuvre doit être indépendante de ces conditions périssables. »

Oui, sans doute, les styles changent, mais la nécessité du style subsiste. Les façons d’écrire se modifient, mais l’art d’écrire demeure. La peinture aussi change; on ne peint plus comme Raphaël ou Rembrandt; mais chaque peintre continue à chercher la forme et la perfection.

Le style, quel qu’il soit, doit être vivant

Pour le moment, retenons bien ceci : c’est que le style, quel qu’il soit, doit être vivant. Le travail est nécessaire, mais trop de travail stérilise. La perfection sent souvent le pastiche. La spirituelle prose qu’Anatole France doit à Renan semble elle-même avoir déjà pris quelque chose d’artificiel, un air de pastiche délicieusement suranné, parce qu’Anatole France n’a écrit que pour le jeu des idées, au lieu de chercher la vie et l’observation humaine.

Bien écrire, en somme, c’est avoir un style à soi, un style original. Tout le monde n’atteint pas l’originalité. Il n’y a point de recette pour devenir écrivain. À peine peut-on proposer des méthodes et des conseils pour développer les qualités que nous octroie la nature. On n’apprend à écrire que si on a la vocation d’écrire, de même qu’on n’enseigne la peinture qu’à ceux qui ont le même goût de peindre, la musique à ceux qui aiment la musique, les mathématiques aux esprits portés vers les mathématiques. Le difficile, c’est l’originalité.

Ayez un style vivant, un style en relief, qui frappe, qui attache

En réponse à une enquête sur la crise de l’intelligence, M. Pierre Lasserre a raison de dire : « Je refuse ma sympathie intellectuelle et mon admiration aux écrivains dont la forme n’est pas originale; mais je voue mon exécration à ceux qui sont préoccupés de leur originalité. Ceux-là surtout la ratent, et nous n’avons à en espérer que des grimaces laborieuses. » C’est fort bien dit. Nous avons toujours signalé nous-mêmes les ravages qu’exerce la recherche de l’originalité à tout prix.

Quand on dit : « Ayez un style original », cela signifie : « Ayez un style vivant, un style en relief, qui frappe, qui attache. (…) »

Il n’y a peut-être pas plus de trois ou quatre écrivains par siècle qui ont vraiment ce qu’on peut appeler un talent original : les autres en vivent et l’exploitent. Dieu sait la quantité de romans épistolaires qui suivirent l’Héloïse de Rousseau, et ce qu’on a publié après Montesquieu de lettres persanes, turques ou péruviennes! Un poète anglais a dit : « Nous naissons tous originaux et nous mourons tous copistes ». (…)

L’originalité : une façon personnelle de sentir

Ce serait une grosse erreur de croire que le travail et l’étude des procédés suffisent à créer l’originalité. L’originalité consiste surtout dans la façon personnelle de sentir. C’est la force de la sensation qui crée la force de l’expression.

La soif d’originalité engendre la bizarrerie; et cependant la nouveauté sera toujours la première condition de l’art. (…). C’est ainsi que l’art se transforme : classiques, romantiques, réalisme, symbolisme, cénacles et petites chapelles, tout passe, tout se renouvelle.

Ce serait une autre erreur de s’imaginer que, pour rester personnel et éviter des réminiscences, il faut s’abstenir de lire. On doit, au contraire, se tenir au courant. Tout connaître est le meilleur moyen, non seulement de tout éviter, mais de tout apprendre. On ne diminue pas l’originalité de Montaigne, quand on constate qu’il s’est formé d’Amyot et de Sénèque, comme Bossuet par Tertullien et la Bible. Le Socrate chrétien de Balzac a précédé les Pensées de Pascal, et Chateaubriand sort de Bernardin de Saint-Pierre.

(…)

Il n’en reste pas moins qu’un artiste doit toujours avoir le souci de dégager sa personnalité et de ne pas ressembler aux autres. C’est par la nouveauté des procédés que l’art évolue et qu’on arrive à Cézanne. Il y a en art et en littérature une part d’inspiration et une part de volonté.

« La principale cause des changements esthétiques est un simple jeu d’action et de réaction. Il s’agit de faire autre chose que ses prédécesseurs immédiats, et une école artistique et littéraire se définit surtout par opposition à une autre école, celle qui régnait jusqu’alors, celle qui triomphait et dont on juge qu’elle a trop duré ».

« Edgard Poë, dit Baudelaire, répétait volontiers, lui, un original achevé, que l’originalité était chose d’apprentissage. » Dans sa Philosophie de la composition, Poë ajoute textuellement ses paroles : « Le fait est que l’originalité… n’est nullement, comme quelques-uns le supposent, une affaire d’instinct ou d’intuition. Généralement, pour la trouver, il faut la chercher laborieusement, et, bien qu’elle soit un mérite positif du rang le plus élevé, c’est moins l’esprit d’invention que l’esprit de négation qui nous fournit les moyens de l’atteindre. »

(…)

Conclusion

Rien n’est plus nécessaire que l’originalité, et rien n’est plus périlleux que la recherche de l’originalité.

Répétons-le donc en finissant : Rien n’est plus nécessaire que l’originalité, et rien n’est plus périlleux que la recherche de l’originalité. On dépasse le but, le bizarre vous séduit, et l’on tombe dans le Cubisme, l’Orphéisme, Naturisme, Simultanéisme, Futurisme et jusqu’à récent Dadaïsme, c’est-à-dire, d’après Nicolas Bauduin, à « une phonétique personnelle proche des tressaillements de la subconscience ». Les symbolistes s’efforçaient de traduire les infinies nuances de l’émotion ou de la sensation. Les dadaïstes veulent exprimer l’inexprimable, traduire jusqu’au bégaiement et au silence. On prend le cerveau pour une lanterne magique; on y rassemble des sensations et des images. On obtient ainsi de singulières descriptions. Un homme se promène sur le boulevard, on note le bruit des pieds que font les passants, les affiches qu’il voit, les bouts de conversations entendues, le ronflement des voitures, les feuilles qui tombent, les cris des camelots, les mots échangés devant les kiosques, la poussière sur les cils, le claquement d’un fouet, une mouche qui passe… On peut évidemment avec cela faire quelque chose de très neuf; mais est-on bien sûr que ce sera encore de la littérature? Outrer l’originalité n’est pas une esthétique. Il faut sentir les choses, les attirer à soi, et non pas aller artificiellement à elles.

(…)

On croit quelque fois qu’il suffit d’être sincère pour atteindre l’originalité; on peut être pourtant parfaitement sincère et écrire quelque chose de très banal. C’est très sincèrement qu’on croit avoir du talent, même quand on n’en a pas. La sincérité d’auteur n’a rien à voir avec la sincérité d’homme.

(…)

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