Les Jarrets noirs de la Beauce québécoise

Les Jarrets noirs de la Beauce québécoise

Pourquoi préciser Beauce québécoise en titre de cet article ? Afin que le lecteur ne s’y méprenne pas et ne pense pas à la Beauce de France, bien que l’une ait inspiré le nom de l’autre.

Beauce et Nouvelle-Beauce

Au moment de son ouverture à la colonisation, en 1736, la région qui correspond à peu près à la vallée de la rivière Chaudière est appelée Nouvelle-Beauce. Comme la Nouvelle-France se distingue par son nom de la mère patrie grâce au mot « nouvelle », la Nouvelle-Beauce se distingue de la Beauce de France. Cependant, c’est bien en référence à la Beauce fertile française que ce nom est donné. C’est aussi parce que de nombreux colons beaucerons d’origine viennent s’y installer (Demers, 1891).

Les Autochtones qui occupaient le territoire bien avant les Européens l’appelaient Santigan, nous dit Demers (1891), ajoutant que de vieux actes notariés pouvaient avoir écrit : Mésakigant, Asakigant, Méchakiganne, Kekakkan, Satigan, Satikant, Santigan.

Le vocable utilisé par les Anglais était Sartigan (Demers, 1891).

À l'origine

Comme nous l’avons dit, la Nouvelle-Beauce n’a été ouverte à la colonisation qu’en 1736, malgré la fertilité de ses terres. Aucune seigneurie n’avait été concédée jusque-là, car les autorités voulaient conserver la forêt dense comme protection contre des invasions possibles d’Anglais en provenance de la Nouvelle-Angleterre.

C’est donc le 23 septembre 1736 que Thomas-Jacques Taschereau, François-Pierre Rigaud de Vaudreuil et Joseph Fleury de la Gorgendière reçoivent, chacun, une seigneurie de trois lieues de front[1].

Puis, le lendemain 24 septembre 1736, la veuve Aubert (Thérèse de Lalande Gayon) et Gabriel Aubin de Lisle obtiennent, à leur tour, des seigneuries à prendre aux bornes de celle accordée à M. Fleury de la Gorgendière.

À partir de là, le peuplement des seigneuries se fait assez rapidement. En effet, en 1739, 262 habitants occupent la région (Roy P.-G., 1940).

[1] Ces seigneuries correspondent aujourd’hui à Saint-Joseph, Sainte-Marie et Beauceville

Une condition : la route

Le Roi avait fixé aux seigneurs une condition à l’octroi de leur seigneurie, condition qu’ils devaient honorer dans les trois ans après obtention de leurs terres. Les seigneurs devaient relier leur domaine au fleuve Saint-Laurent par une route « qui devait être entretenue de telle façon que les colons pussent y voyager en tout temps et sans trop de peine » (Roy J.-E., 1904).

D’après Provost (1974), aucun document officiel ne peut prouver quand et comment cette route particulière a été construite et même si elle a réellement existé. Toutefois, certaines correspondances semblent avérer son existence. Aussi, si elle a existé, la logique voudrait qu’elle ait suivi la rive droite de la rivière Chaudière. Mais, rien ne le confirme.

S’il est difficile de retracer la toute première route, nous connaissons, par contre, le chemin des Seigneurs :

Toujours est-il que nous retrouvons, de fait, le chemin des Seigneurs situé à cet endroit, à travers la seigneurie de Lauzon. (…) Ce chemin (…) se trouvait donc à longer de très près la rive droite de la Chaudière. C’est bien, du reste, ce que dit littéralement notre Chaussegros de Léry, en opposant le tracé du chemin demandé en 1758 à celui des Seigneurs, qui était « le long de la R. du Sault de la Chaudière ».

Provost, 1974

 

 

Ce chemin des Seigneurs qui longe la Chaudière a de nombreux désavantages : les habitants le trouvent long, peu praticable et dangereux. De plus, son entretien, qui est à la charge des colons, est une tâche bien trop exigeante pour eux. C’est pourquoi ce chemin décrié est vite remplacé par ce qui sera connu sous le nom de route Justinienne.

La route Justinienne est réalisée en 1758 sous la direction du missionnaire récollet Justinien Constantin (Roy P.-G., 1940) dont elle a pris le nom. Elle a l’avantage d’être non seulement plus courte que le chemin des Seigneurs, mais également moins isolée et moins dangereuse (Provost, 1974).

Mais, quel rapport entre la route et les Jarrets noirs?

Dans les seigneuries de Nouvelle-Beauce, il n’y a pas de commerce. Pour vendre leurs produits et se fournir en denrées et produits qu’ils ne trouvent pas chez eux, les Beaucerons doivent se rendre à la Pointe de Lévy ou à Québec, avec leur charrette tirée par un cheval. Et là…

Une histoire de jarrets

La route empruntée à cette époque demeure très peu carrossable. Surtout, elle est excessivement boueuse au printemps, avec le dégel et les pluies, d’autant qu’elle est traversée de forêts, de fondrières ou de terres inondées. Aussi, lorsque les paysans de la Beauce arrivent en ville, ils sont bien crottés. Leurs jambes sont maculées de boue. Ils sont donc très reconnaissables. Naît alors l’expression les Jarrets noirs pour les nommer.

Notons cependant quelques variations concernant l’origine de cette expression.

Roy P.-G (1940) rapporte une explication qu’il tient d’un certain Ernest Gagnon :

Entre la Beauce et la Pointe-Lévis, il y avait autrefois plusieurs savanes et des terrains humides à travers lesquels passait le chemin du roi, alors très mal entretenu. Pour traverser ces sortes de marécages, les Beaucerons ôtaient leurs chaussures, et les gens de la Pointe-Lévis, les voyant arriver en pantalons retroussés et les jarrets couverts de boue, les baptisèrent « Jarrets Noirs ».

Roy, 1940

Pour Nadeau (2005), l’expression Jarrets noirs s’explique par la boue qui macule  les  chevaux jusqu’aux jarrets ; explication que nous avons également trouvée dans une revue de généalogie  :

À Saint-Henri, il y avait des basses terres qui étaient parsemées de tourbières et de terre noire. Au printemps, avec le dégel et les pluies, ces terres devenaient de véritables bourbiers. Lorsque les Beaucerons arrivaient à Saint-Henri, leurs chevaux s’enlisaient dans la boue. Les pattes de leurs chevaux devenaient à moitié couvertes de boue, ils en avaient jusqu’aux jarrets. Cette situation pouvait également s’appliquer aux hommes. Lorsque les chevaux étaient coincés dans la boue, les hommes, en déprenant leurs chevaux de leur mauvaise posture, se retrouvaient eux aussi, les jambes couvertes de boue.

Lorsque les Beaucerons arrivaient à Québec pour faire leur commerce, il était facile pour les gens de la ville de les identifier, car ils avaient, ainsi que leurs chevaux, les « jarrets tout noirs ».

Cette image du Beauceron qui arrive en ville avec ses chevaux couverts de terre est particulière à notre région. Les gens de l’époque ont commencé à surnommer les Beaucerons les « Jarrets noirs » et ce surnom est resté gravé dans nos mémoires.

Nadeau, 2005

Pour Roy J-E (1904) et pour les Beaucerons, c’est une fierté que d’être appelé un Jarret noir :

Celui qui a connu cette longue route, même dans l’état assez passable où elle était il y a une trentaine d’années, n’est pas étonné de voir que l’on appela si longtemps les « Jarrets noirs » les gens de la Beauce qui étaient obligés de la parcourir pour venir à la ville. Jamais épithète malsonnante ne fut si bien justifiée, tant ces pauvres gens arrivaient à la pointe de Lévy, boueux et crottés.

Les Beaucerons peuvent (…) dire fièrement que si leurs ancêtres avaient les jarrets noirs c’est qu’ils furent de rudes travailleurs et qu’ils ne craignirent pas de s’enfoncer au milieu des bois pour y conquérir au milieu de mille tourments des terres qui pourraient à elles seules former aujourd’hui une puissante et robuste province, capable de se suffire à elle-même et de fournir au pays des hommes qui n’ont pas eu leurs égaux ailleurs.

Roy, 1904

TRAVAUX CITÉS

Demers, B. (1891). Notes sur la paroisse de St-François de la Beauce. Québec: Imprimerie Darveau. Récupéré sur En ligne

Nadeau, M. (2005). La Beauce. Éveil à notre culture régionale. (ALPHARE, Éd.) Récupéré sur Centre de documentation sur l’éducation des adultes et la condition féminine: http://bv.cdeacf.ca/bvdoc.php?no=76500&col=RA&format=htm&ver=old

Provost, H. (1974). Chaudière Kennebec : grand chemin séculaire. Québec: Éditions Garneau.

Roy, J.-E. (1904). Histoire de la seigneurie de Lauzon (Vol. 4). Lévis. Récupéré sur En ligne

Roy, P.-G. (1940). Les mots qui restent. Québec: Éditions Garneau. Récupéré sur En ligne

 

Illustration : Freli, Samuel (2013). Rivière Chaudière près des rapides du Diable. Photo prise depuis belvédère sur route 107. https://commons.wikimedia.org

Carte des premières routes de Beauce extraite de Provost (1974), planche 19.

Ajoutez un commentaire

Votre adresse courriel ne sera pas publiée. Les champs requis sont indiqués *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.