Un Français a-t-il découvert l’Amérique? (Partie 2)

Un Français a-t-il découvert l'Amérique? (Partie 2)

Les écrits de Desmarquets

Dans un texte précédent, nous nous sommes posé la question : Le Français Jean Cousin, explorateur Dieppois, a-t-il découvert l’Amérique et les Indes? A-t-il, avant Christophe Colomb, accosté au Brésil? Ce qu’il aurait fait en 1488. A-t-il, avant Vasco de Gama, découvert les Indes? Ce qui se serait passé probablement vers 1489. Nous avons proposé des pistes de réflexion avec les analyses et les déductions de quelques auteurs du XIXe siècle et du début du XXe siècle. En effet, il s’avère que la fin du XIXe siècle a été une période riche en théories pour prouver ou contredire les éventuelles expéditions de Jean Cousin. Cependant, il est important de relever que tout ce qui a été dit sur le sujet s’appuie plus ou moins sur les seuls écrits de Desmarquets. Le présent texte s’interroge sur la valeur des affirmations de Desmarquets.

Jean-Antoine-Samson Desmarquets (1722-1809) est l’auteur d’un gros ouvrage, paru en deux volumes en 1785, intitulé : Mémoires Chronologiques pour servir à l’histoire de Dieppe et à celle de la navigation française; avec un recueil abrégé des Privilèges de cette ville. C’est dans le volume 1 de ses Mémoires que l’auteur relate l’histoire du navigateur Jean Cousin. Mais, quelles étaient les sources de Desmarquets pour affirmer la véracité de ce voyage? De qui, de quoi s’est-il inspiré pour aboutir au constat que Jean Cousin ait été le premier découvreur de l’Amérique?

Telles sont les questions...

La première réponse que l’on peut donner est qu’il paraît bien impossible que Desmarquets, né en 1722, ait pu rencontrer des lecteurs des archives de l’Amirauté de Dieppe avant leur destruction par les Anglais en 1694.

La deuxième réponse est donnée par Desmarquets lui-même; il l’écrit en prologue du volume 1 de ses Mémoires Chronologiques :

Le bombardement de Dieppe, en 1694, nous a privés d’une grande partie de nos archives, et des titres et notes de familles, qui auroient pu aider à détailler les faits. J’ai été obligé de me restreindre à travailler d’après les Manuscrits de MM. Étancelin, Dablon, Gouïe et Asseline, qui vivoient dans les Seizième et Dix-septième siècles, et de M. Guibert, qui était un des Prêtres des plus vénérables et le plus âgé de notre Ville. Ainsi, je n’ai d’autre mérite, que celui de la critique des faits, de la vérification de leurs dates, et de l’ordre sous lequel je vous donne ces Mémoires.

Desmarquets J.-A.-S. , 1785, p. 14

On note que Desmarquets reconnait s’appuyer sur des sources secondaires. Il a, selon ses dires, procédé à une vérification des dates et a critiqué les faits. Toutefois, des historiens sont eux aussi critiques envers les affirmations de Desmarquets, dont Margry qui dit :

(…) c’est que souvent Desmarquets mêle le faux au vrai, confond les époques et les hommes, et donne aux actes réels des Dieppois une importance qu’ils n’ont pas toujours. Ce n’est pas qu’il faille ne pas tenir compte de ce qu’il avance : la plupart du temps (…), ce sont les détails plutôt que le fonds qui sont inexacts chez lui.

Margry, 1867

Que s’est-il donc passé lors de la vérification des dates et la critique des faits par l’auteur des Mémoires Chronologiques?

Un problème de date?

Selon Desmarquets, Jean Cousin a été un élève du célèbre mathématicien dieppois, astronome et prêtre Descaliers. Ce dernier, né vers 1440 selon Desmarquets (volume 2), avait affirmé, par exemple, que la terre était ronde.

Des cartes marines ont été dessinées par un Jean Cousin, élève de Descaliers. Toutefois, ce Jean Cousin cartographe vivait en 1575 à Dieppe, alors que le Cousin navigateur vivait au XVe siècle.

Un savant Descaliers qui avait pour frères Audou, arbalétrier de métier, et Nicolas, et pour sœur, Perrette, aurait bâti une œuvre à Arques, en 1550 : un magnifique planisphère orné du grand écusson des armes de France et des écussons du connétable de Montmorency et de Claude d’Annebaut, amiral de France (Société des antiquaires de Normandie, 1871).

Admettons que Descaliers ait vécu au XVIe siècle comme le Jean Cousin cartographe, ce dernier n’aurait pas pu voyager en 1488, car il aurait eu plus de 100 ans en 1575.

Allons dans le deuxième volume des Mémoires chronologiques (Desmarquets, 1785, p. 13).

Desmarquets nous dit que Prescot, un ecclésiastique, est devenu un disciple du savant Descaliers après sa mort. Puis, après la mort de Prescot, c’est le capitaine Cousin qui prend la suite pour instruire les jeunes marins à l’hydrographie. Dix à douze ans après la mort de Cousin, le capitaine Jean Guérard donne à son tour les leçons d’hydrographie héritée du grand maître. Jean Guérard a été soutenu par l’amiral de Coligny (1519-1572) pour être reconnu comme professeur d’hydrographie.

Admettons que Guérard soit au sommet de sa notoriété dans les années 1560-1570, Cousin serait donc mort dans les années 1550-1560. Avec cette hypothèse, Cousin serait mort alors que son maître vivait encore. Mais on sait que Cousin a été le successeur de Prescot, lui-même faisant suite à Descaliers. Il est donc plus plausible que Descaliers soit né vers 1440.

Toutefois, d’autres sources disent que Jean Guérard aurait reçu le titre de commissaire examinateur des pilotes du sieur de Montmorency le 26 juillet 1615 (Société des antiquaires de Normandie, 1871). Avec cette hypothèse, c’est l’existence de Pierre Descaliers au XVIe siècle et non au XVe siècle qui devient plausible.

Un problème de personne?

Et si ce n’était pas une question de date, mais une question de personnes?

Précisons que le célèbre savant Descaliers peut être nommé Descheliers ou Desceliers ou encore Des Celiers, demeurant à Arques. Par ailleurs, on sait que Jean Cousin a plusieurs homonymes.

Robert de La Croix, par exemple, soulève que Desmarquets a confondu deux Pinson : Martin Alonzo et Vicente-Yanez qui, en 1499, atteindra le Brésil. D’autre part, de La Croix explique, comme d’autres auteurs aussi, qu’il y avait bien un Jean Cousin dans l’expédition de Paulmier de Gonneville, en tant que pilote de l’Espoir. Mais c’était en 1503 (De La Croix, 1998, p. 52).

L’historien Margry estime, pour sa part, que Desmarquets fait effectivement la confusion entre deux hommes, à savoir l’abbé Descaliers, prêtre d’Arques, guide de Cousin, et l’abbé Pierre Desceliers, prêtre d’Arques (Margry, 1867, p. 132).

Tout porte donc à croire que Desmarquets a mélangé les Jean Cousin, les Descaliers et les expéditions.

Les Dieppois, de secrets navigateurs

Quoi qu’il en soit de la concordance des dates, il est avéré que les Dieppois étaient de grands navigateurs, qui plus est, très discrets sur leurs découvertes. Ces navigateurs dieppois qui, bien avant les Portugais, avaient découvert les Canaries (1405 : Jean de Béthancourt, seigneur de Grainville-la-Teinturière, baron de Saint-Martin-le-Gaillard) ou, avant encore, la Guinée (Fondation du Petit-Dieppe en 1354 sur les côtes de Malaguette), protégeaient de toutes leurs forces leurs routes maritimes.

Desmarquets le dit pour ce qui concerne la route de l’Amérique et des Indes éventuellement parcourue par Cousin :

Les Dieppois n’instruisirent pas le Gouvernement d’une découverte si importante, de laquelle il n’avoit nulle idée; ils n’avoient [les Dieppois] que trop d’expérience du peu de cas qu’il faisoit du commerce maritime : ils résolurent donc d’en profiter seuls, à l’exclusion de toute autre nation. Ils armèrent à cet effet plusieurs navires pour les grandes Indes, dont Descaliers leur assuroit l’accès possible, par la facilité trouvée de tourner l’Afrique.

Desmarquets J.-A.-S. , 1785, p. 106

Mais, de garder les routes secrètes n’empêchait assurément pas le commerce. Desmarquets ajoute :

Les Armateurs de Dieppe tirèrent quelque parti de la découverte du fleuve Maragnon, par des traites qu’ils y firent, en gardant le secret; ce qui leur étoit facile alors, puisque le gouvernement n’exigeoit ni déclaration, ni rapport des endroits où ils alloient ni de ceux dont ils revenoient.

Desmarquets J.-A.-S. , 1785, p. 109

Si les côtes de l’Afrique n’étaient donc pas inconnues dès le milieu du XIVe siècle aux Dieppois, rien cependant ne peut prouver la véracité du voyage de Cousin et de sa découverte de l’Amérique avant Christophe Colomb.

Cousin, a-t-il ou n'a-t-il pas découvert l'Amérique?

Impossible de répondre avec certitude à cette question, si ce n’est que les avis éclairés réfutent la probabilité d’une telle chose. Ceci dit. Pourquoi Cousin n’aurait-il pas découvert l’Amérique ? Et s’il avait effectivement bénéficié de conseils d’un hydrographe du XVe siècle?

Poussé par la curiosité, fort des connaissances des vents et des courants apprises par les anciens, excité par l’agitation des découvertes qui animait l’Europe, pourvu des nouvelles connaissances en géographie, mathématique, astronomie, hydrographie… Pourquoi une telle aventure ne lui aurait-elle pas été permise, à la faveur du courant de l’Atlantique et des vents alizés ? Pedro-Alvarez Cabral n’est-il pas arrivé au Brésil le 22 avril 1500 par les mêmes circonstances et tout à fait par hasard.

Puisque les archives de l’Amirauté de Dieppe ne peuvent rien apprendre sur cette hypothèse, il faudrait retrouver des textes de la famille des Pinson qui relateraient leurs voyages ou donneraient des indices de ce voyage de 1488. S’ils sont effectivement originaires de la ville de Palos (Estancelier, 1800), les archives de cette ville contiennent peut-être des textes relatifs à ce sujet.

L’affaire n’est pas close et le secret encore bien gardé…

TRAVAUX CITÉS

De La Croix, R. (1998). Histoire secrète des océans. Saint-Malo : L’Ancre de Marine.

Desmarquet, J.-A.-S. (1785). Mémoires chronologiques pour servir à l’histoire de Dieppe, et à celle de la navigation françoise; avec un recueil abrégé des privilèges de cette ville. Paris, (Vol. 1). Paris : Desauges Libairie.

Desmarquets, J.-A.-S. (1785). Mémoires Chronologiques pour servir à l’histoire de Dieppe et à celle de la navigation française; avec un Recueil abrégé des Privilèges de cette ville (Vol. 2). Paris : Desauges Librairie.

Estancelier, L. (1800). Dissertation sur les découvertes faites par les navigateurs dieppois. (A. d. Guadeloupe, Éd.) Abbeville : Imprimerie de Boulanger-Vion. Récupéré sur https://www.manioc.org/gsdl/cgi-bin/library?e=d-11000-00—off-0patrimon–00-1—-0-10-0—0—0direct-10—4——-0-1l–11-fr-Zz-1—20-about—00-3-1-01-0-0-11-1-0utfZz-8-00&a=d&c=patrimon&cl=CL2.5.17

Margry, P. (1867). Les navigations françaises et la Révolution maritime du XIVe au XVIe siècle : d’après les documents inédits tirés de France, d’Angleterre, d’Espagne et d’Italie (éd. Bibliothèque nationale de France , Vol. 1). Paris : Tross. Consulté le 07 2019

Société des antiquaires de Normandie. (1871). (P. e. Delaunay, Éd.) Mémoires de la Société des antiquaires de Normandie. Récupéré sur https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k2000749/f540.image

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