Pour Antoine Albalat (1856-1935), il est indéniable que tout le monde peut écrire. Pourtant, aujourd’hui comme du temps de l’auteur, nous sommes inondés de livres qui, de surcroit, se trouvent également en format numérique. Nous sommes donc nombreux à écrire, ce qui ne présuppose pas, tant s’en faut, que tous les écrivains vivent de leur plume.
Que faire?
Une question d’abord se pose : Doit-on écrire?
« N’est-ce pas rendre un mauvais service que de favoriser le penchant à noircir du papier? N’y a-t-il pas assez d’écrivains? Faut-il encore encourager les mauvais? Nous sommes inondés de livres; que sera la littérature quand tout le monde en fera? Enseigner à écrire, n’est-ce pas pousser les gens à publier des sottises? N’est-ce pas rabaisser l’art, que de le mettre au niveau de tous, et ne le diminuera-t-on pas en le rendant plus accessible?
J’ai moi-même protesté dans un ouvrage spécial contre ce Mal d’écrire qui nous déborde et qui a fini par décourager le public. Il y a là évidemment un péril; mais l’abus d’une chose ne prouve pas qu’elle soit mauvaise. Il n’est pas dit que l’on s’établisse écrivain parce que l’on saura mieux écrire. Tout le monde parle, et chacun n’est pas orateur. La peinture s’est vulgarisée, mais le premier venu ne se fait pas peintre, et tous les musiciens ne font pas des opéras. Il est excellent d’enseigner à écrire; tant pis pour ceux qui gâcheront le métier.
Au surplus, ceux qui voudront suivre les conseils donnés dans cet ouvrage devront s’appliquer à bien écrire, et ceux qui s’appliqueront seront obligés d’écrire peu. Nous sommes donc à l’abri de tout reproche.
On peut écrire, d’ailleurs, non pas seulement pour le public, mais pour soi, pour sa satisfaction personnelle. Apprendre à bien écrire, c’est aussi apprendre à juger les bons écrivains. Il y a aura donc d’abord un profit de lecture. La littérature est un agrément, comme la peinture, l’aquarelle et la musique, une distraction noble et permise, un moyen d’embellir les heures de la vie et les ennuis de la solitude.
Autre objection. On dira : Vos conseils seront bons pour les gens qui ont de l’imagination, puisque l’imagination est la faculté maîtresse; mais donnerez-vous de l’imagination à ceux qui n’en ont pas? Et comment ceux-là auront-ils du style?
La réponse est facile. Ceux qui n’ont pas d’imagination s’en passeront. Il y a un style d’idées, un style abstrait, un style sec, formé de solidité nette et de pensée pure, qui est admirable. Ce sont d’autres sujets à choisir, voilà tout. Pascal n’aurait-il écrit que les Provinciales, il resterait un grand écrivain. L’Émile de Rousseau est un chef-d’œuvre de langue littéraire. La Bruyère et surtout Montesquieu sont, en ce genre, d’immortels modèles.
Chacun peut donc écrire, dans la mesure de ses facultés personnelles; l’un peut présenter des discussions abstraites; l’autre peindre la nature, aborder le roman, dialoguer des situations.
S’il ne voit pas clair dans ses aptitudes, s’il est embarrassé par l’élocution, il consultera des amis compétents et, en dernier lieu, ce livre-ci, qui a été fait pour l’aider, le former et le révéler à lui-même.
Si vous êtes capable de rédiger une lettre, c’est-à-dire de faire un récit à un ami, vous devez être capable d’écrire, parce qu’une page de composition est un récit fait au public.
Qui peut écrire une page peut en écrire dix; et qui sait faire une nouvelle doit savoir faire un livre, car une suite de chapitres n’est qu’une suite de nouvelles.
Donc, toute personne ayant une aptitude moyenne et de la lecture, peut écrire, si elle veut, si elle sait s’appliquer, si l’art l’intéresse, si elle a le désir de rendre ce qu’elle voit et de peindre ce qu’elle sent.
La littérature n’est pas une science inabordable, réservée à de rares initiés et qui exige des études préparatoires. C’est une vocation que chacun porte en soi et qu’il développe plus ou moins, selon les exigences de la vie et les occasions favorables. Beaucoup de gens écrivent, qui écrivent mal; et beaucoup pourraient bien écrire, qui n’écrivent pas et n’y songent pas.
Des personnes ordinaires, des intendants comme Gourville, des femmes de chambre, comme Mme de Hausset, Julien, le domestique de Chateaubriand, de vieux soldats, Marbot, Bernal Diaz, nous ont laissé des relations vivantes et intéressantes.
Le don d’écrire, c’est-à-dire la facilité d’exprimer ce que l’on sent, est une faculté aussi naturelle à l’homme que le don de parler.
En principe, tout le monde peut raconter ce qu’il a vu. Pourquoi chacun ne pourrait-il pas l’écrire? L’écriture n’est que la transcription de la parole parlée, et c’est pour cela qu’on a dit que le style, c’est l’homme. Le style le mieux écrit est souvent le style qu’on pourrait le mieux parler. C’est ainsi que l’entendait Montaigne.
N’avez-vous jamais été frappé de l’aisance que mettent les paysans dans leurs récits, lorsqu’ils se servent de leur langue natale? Les gens du peuple, pour vous dire les choses qu’ils ont vécues, ont des trouvailles de mots, des originalités d’expression, une création d’images qui étonnent les professionnels. Qu’une femme de cœur, la première venue, écrive à quelqu’un la mort d’une personne chère, elle fera un récit admirable qu’aucun écrivain ne surpassera, fut-il Chateaubriand ou Shakespeare. Alphonse Daudet et Goncourt ont cherché partout autour d’eux ce son du vrai inimitable. Goncourt copiait servilement les dialogues qu’il entendait. Les plus beaux mots de Manon Lescaut ont certainement été dits. J’ai entendu un paysan comparer le bruit d’un coup de tonnerre au bruit que fait « une pièce de toile qu’on déchire ». Nos anciennes chansons populaires, dont M. G. Doncieux nous prépare une savante reconstitution et une édition définitive, sont l’œuvre anonyme de poètes obscurs.
Si donc tout le monde peut écrire, à plus forte raison les personnes moyennement cultivées, les jeunes gens qui ont de la lecture et qui aiment le style, les jeunes filles qui font des vers élégants ou inscrivent leurs pensées dans un journal intime. Il y a toute une classe de gens qui, dirigés et éclairés, pourraient former et accroître leurs aptitudes jusqu’à avoir du talent. Beaucoup ignorent leurs forces, parce qu’ils ne les ont pas employées, et ne se doutent même pas qu’ils pourraient écrire. D’autres, mal secondés ou dissuadés dans leur vocation, se découragent de rester médiocres, faute d’un guide qui les perfectionne. J’ai connu trois femmes qui n’avaient jamais écrit une ligne et qui souriaient d’impuissance, quand je leur ai conseillé d’écrire. Elles se croyaient incapables d’avoir du talent. Elles se sont décidées à commencer leur journal, d’après des préceptes et des formules techniques, et elles font aujourd’hui des descriptions vivantes, en relief, très remarquables, que leur modestie seule s’obstine à garder inédites.
Les trois quarts des personnes écrivent mal parce qu’on ne leur a pas démontré le mécanisme du style, l’anatomie de l’écriture, comment on trouve une image, comment on construit une phrase. J’ai toujours été frappé de la quantité de gens qui pourraient écrire et qui n’écrivent pas ou écrivent mal, faute d’avoir quelqu’un pour les dégager des langes où ils sont emprisonnés.
J’ai vu des styles inexpérimentés rouler des perles et de l’or dans de la terre, des plantes vivaces dans de la mauvaise herbe. Détacher le filon, sortir le diamant, sarcler le champ, ce n’est rien et c’est tout.
Quand on refait leurs phrases, quand on pousse leurs images, quand on nettoie leur style, quand on resserre leurs mots, les voilà stupéfaits : « Personne ne nous a jamais dit ça », et ils sont émerveillés de voir le précipité vrai, solide, brillant, qui est bien à eux et qui est resté au fond du creuset après cette opération.
La nécessité d’un guide est absolue pour les natures moyennes, car il s’agit ici non des génies, non des futurs grands hommes à qui on n’enseigne rien parce qu’ils se passent de tout, mais de ceux qui ont une vocation ordinaire et qui peuvent doubler leur talent par l’effort et les conseils.
Molière interrogeait sa servante. Racine consultait Boileau. Flaubert écoutait Bouilhet. Chateaubriand se soumettait à Fontanes.
J’ai voulu être un guide pour ceux qui ne peuvent en avoir d’autres. Voilà quinze ans que je me bats avec les mots et que j’écris du roman, des nouvelles et des articles de critique, faits et refaits avec acharnement.
Mon expérience personnelle vaut peu de chose assurément. Il m’a semblé néanmoins qu’elle pourrait être utile à d’autres, et qu’il y aurait profit à publier ce que j’avais appris seul. Le résultat de ces années de travail et de lecture servira certainement à ceux qui débutent dans l’art d’écrire, à ceux qui s’y préparent professionnellement comme à ceux qui veulent en jouir en dilettanti. »
Albalat, Antoine. (1899). L’art d’écrire enseigné en 20 leçons. Paris : Armand Colin et Cie, Éditeurs.
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