Dans ses « Confidences », Julie s’est livrée plus qu’elle ne l’avait jamais fait auparavant. Elle nous y fait partager ses émotions les plus fortes, son amour profond pour son mari, sa tendresse infinie pour ses filles, sa vénération absolue pour sœur Amélie, son attachement pour la maison des Quatre-Moulins.
Elle avait tant à raconter ! Cependant, le temps lui a manqué.
Je puis vous dire aujourd’hui qu’une chose l’avait amusée. Une pensée si futile à ses yeux qu’elle l’a gardée pour elle. Pourtant, les recherches auxquelles elle s’est livrée et les notes qu’elle a conservées attestent son désir de combler, peut-être, un léger sentiment de frustration. Sur le bateau qui l’avait conduite en Guyane, aucune manifestation n’avait marqué le passage du tropique du Cancer !
Les traditions s’étaient-elles perdues ?
Une folle envie de les connaître l’avait prise à son retour aux Quatre-Moulins. Elle avait écarté d’emblée les descriptions qu’en font les auteurs de romans toujours enclins à embellir ou à caricaturer les choses. Non ! Elle voulait trouver des documents anciens et, si possible, d’une authenticité incontestable. Bien que n’ayant pas elle-même franchi l’équateur, mais seulement le tropique du Cancer, elle avait élargi ses recherches. Elle avait fini par dénicher des écrits anciens qui la passionnèrent. Elle apprit ainsi que seul le passage de l’équateur avait été dans les premiers temps l’objet d’une manifestation spécifique. L’extension au franchissement des Tropiques n’intervint que plus tardivement.
Puisque Julie m’a confié ses notes, laissez-moi vous dire ce qu’elle vous a tu.
Le franchissement des Tropiques
Aux dires des spécialistes de la question, ce baptême particulier serait une survivance des temps anciens. Tout franchissement d’un cap réputé dangereux, toute entrée dans des étendues inconnues méritaient autrefois un sacrifice afin de se concilier la faveur des dieux. Ils affirment que les Grecs offraient un verre de vin aux divinités marines. Quand ce n’était pas un novice, un mousse, qui en faisait les frais si le passage s’avérait périlleux.
Le récit le plus lointain qu’elle a trouvé est celui du journal de voyage de Jean Parmentier qui, en 1529, évoque le rite observé à bord de La Pensée. Il raconte qu’au passage de l’équateur « furent faits chevaliers environ cinquante de nos gens » qui reçurent chacun une accolade avant qu’une messe solennelle soit dite et que soit chanté le Salve, sancta parens. Après quoi un souper exceptionnel fut servi. La comparaison avec les rites de la chevalerie est évidente.
Très vite, les manifestations prirent un aspect moins chevaleresque. En 1556, Jean de Léry rapporte ces faits auxquels il échappa après s’être racheté en offrant une tournée générale de vin à l’équipage. Les matelots ou passagers qui passaient la ligne pour la première fois étaient liés de corde puis plongés dans la mer. Ou, si la mer était mauvaise, ils se voyaient « avec un vieux drapeau frotté au cul d’une chaudière, noircir et barbouiller le visage ».
Le jésuite du Tertre confirme ces pratiques en 1654, à savoir une immersion forcée et la figure barbouillée de noir. Par égard pour leur condition, les missionnaires ne furent astreints qu’à une aspersion d’eau de mer.
À ces manifestations devenues coutumières, le Père Labat ajoute un trait nouveau dans son compte rendu de Voyage aux Isles de l’Amérique paru en 1722, qui renvoie vraisemblablement au franchissement du tropique du Cancer. Les matelots exercent des brimades à l’encontre des passagers, voire à celle des officiers. Tous sont soumis à l’aspersion ou à l’immersion et subissent le noircissement du visage.
Dans son Histoire des flibustiers et des aventuriers, Exmelin, lui-même flibustier de Saint-Domingue, décrit les matelots couverts de vêtements disparates et porteurs d’accessoires divers se livrant à des brimades répétées à l’égard des passagers. La cérémonie s’achève par « un coup de sabre sur le col » du baptisé.
Selon Pernetti
Le Bénédictin Pernetti se montre plus précis dans la narration qu’il fait du passage de l’équateur dans son Histoire d’un voyage aux isles Malouines publié en 1776 :
Ce sont les maîtres et les contremaîtres qui ont passé la ligne qui baptisent, sans distinction de grade, de sexe et de qualité, tous les nouveaux navigateurs. Ils se donnent un président pour la cérémonie, le Bonhomme de la Ligne.
Voici ce à quoi il a assisté alors que tous étaient en train de souper et qu’un claquement de fouet leur avait fait lever la tête.
L’envoyé mit pied à terre, sa monture resta à la porte. Elle était formée de deux matelots attachés l’un à l’autre, marchant à quatre pattes. (…) le commandant, M. de Bougainville, dit à l’envoyé qu’il comptait avoir l’honneur de se présenter le lendemain devant le Bonhomme (…). On fit entrer le cheval ; il fit des cabrioles et, comme le coursier faisait remarquer qu’il avait deux têtes, on donna un verre à la tête de l’arrière (…). Après le souper, on organisa sur le gaillard d’arrière des danses au son de deux violons.
Ce n’était que le prélude à la cérémonie. Voyons ce qu’il advint le lendemain.
Le jour de la fête, une baignoire pleine d’eau de mer et des seaux furent installés sur le gaillard d’arrière. On tendit (…) une des cordes qui servent à jeter la sonde, et que l’on nomme la Ligne. … On battit du tambourin.
Le cérémonial pouvait commencer.
Un matelot apparut portant une culotte goudronnée ; sur ses épaules, une peau de mouton avec sa laine : le matelot ainsi travesti descendit de la grande hune, ayant une chaîne de fer autour du corps en façon de ceinture. Six mousses le précédaient, nus et peints en jaune et rouge depuis les pieds jusqu’à la tête. Le matelot les fit danser, au son du tambourin, pendant un demi-quart d’heure.
Soudain, le Bonhomme de la Ligne fit son apparition ; il était entouré d’une cour dont les gens étaient vêtus d’une façon originale et divertissante. Il s’avança ; à ses côtés se tenait « un mousse qui portait une assiette couverte d’une serviette pliée, pour recevoir le tribut qu’ils appellent rachat ». C’est la contribution que doivent verser ceux qui ne souhaitent pas être inondés.
L’auteur de ces lignes souligne qu’on « ne plonge plus, maintenant, dans la mer pour donner le baptême ; cette cérémonie pourrait devenir dangereuse avec le voisinage des requins. On a remplacé ce baptême par celui de la baignoire ». Lui-même étant homme d’Église, il fut exempté de formuler la promesse imposée aux autres de « travailler à la population et de ne pas laisser chômer les filles », avant de recevoir sur la tête quelques gouttes d’eau de mer. Les autres, jugés moins dignes, durent s’asseoir « sur un bâton posé transversalement », leur visage « fut barbouillé de noir et de rouge et cinq ou six litres d’eau furent versés sur (leur) tête ».
Pas facile de passer la ligne
Sur un bateau ne transportant pas des gens de qualité, le cérémonial était moins courtois. Dans son Voyage à Botany-Bay publié en 1798, l’Anglais Barrington rapporte que sur le navire transportant des forçats sur lequel il avait embarqué, ces derniers avaient été astreints, outre les pratiques accoutumées, à avoir le corps tondu. Le capitaine, dont le navire passait la Ligne pour la première fois, dut payer un double péage, à savoir quatre pintes de rhum et deux livres de sucre. Si un passager affirmait avoir déjà franchi la Ligne, mais qu’il n’était pas cru, le maître de cérémonie « se retournait alors avec toute la dignité d’un dieu vers un de ses tritons, qui portait un énorme registre, et lui disait : regardez si le nom de cet homme est écrit. La réponse étant négative, la rétribution de rhum et de sucre était alors exigée. » Il raconte encore que, le cuisinier du bord ayant refusé de payer cet impôt, il fut attaché à une corde fixée au mât et plongé à trois reprises dans la mer.
Dans son Voyage à Cayenne, le chansonnier Ange Pitou raconte ce qu’il a observé lors de son passage de la Ligne le 20 mai 1798. Il s’agit alors du passage du tropique du Cancer.
Les marins s’assemblent au moment où l’officier de quart annonce ce passage. Si c’est pendant la nuit, on se porte en foule au lit des passagers qu’on réveille et qu’on fait monter sur le gaillard. Le plus vieux, le plus ivrogne, le plus rusé des matelots monte à la grande hune, s’affuble d’une couverture (…) et, comme dieu des mers des parages, veut reconnaître son monde avant de le laisser passer : qui vient ici ? À ces mots, le Bonhomme des Tropiques (…) demande aux voyageurs où ils vont, d’où ils viennent, s’ils ont des malades à bord. Il fait chaud dans mon empire, ajoute-t-il. Faites rafraîchir ces messieurs ! Il tombe à chaque passager une voie d’eau sur la tête.
Impensable!
Il arrive que le cérémonial du franchissement de la ligne revête des modalités si outrancières qu’elles conduisent à des excès intolérables. Pour preuve la mésaventure vécue par ce jeune homme.
Monsieur de La Bruyère, confié aux soins de monsieur de la Pommeraye, greffier de l’intendant de Saint-Domingue, se rendait aux îles à bord de la Claudia. Le 14 janvier 1783, le navire traversant le tropique du Cancer, les passagers durent se résoudre à subir le baptême traditionnel. Bien que pensant être à l’abri des brimades imposées aux passagers du commun en raison de son extraction nobiliaire, le jeune homme fut saisi, au sortir de table, par un groupe de matelots placés sous les ordres du maître d’équipage. Avec l’approbation du capitaine du navire, il fut « précipité et trempé à plusieurs reprises dans une grande cuve d’eau, où on l’a retenu pendant longtemps au moyen d’un croc et en pesant sur ses épaules, sans que le sieur de la Pommeraye ait pu l’empêcher, quoique le gentilhomme ait donné tout son argent au maître d’équipage pour éviter ce supplice et cette humiliation ».
Plainte fut déposée : elle fut rejetée le 11 mars 1783.
Lors du procès en appel, les témoins entendus ont minimisé l’affaire. En particulier la dénommée Fleurie qui a déclaré que « le sieur de la Bruyère a été mis sur la baille à son tour comme les autres et qu’il s’est mouillé la culotte et les fesses et que tout le monde a regardé cela comme une misère ». Néanmoins, le procureur général, François de Neufchâteau, qualifia cette pratique d’« antique et barbare usage qui aurait été dès longtemps proscrit par les tribunaux de France si les amirautés du royaume avaient été dans le cas de recevoir à ce sujet quelques plaintes ». Poursuivant en fustigeant cette coutume qui n’est « qu’une scène profane et ridicule », il en demanda l’interdiction immédiate.
Celle-ci fut prononcée en 1784.
Et Julie?
Je crois que, ces lectures faites et malgré son appétence pour les sensations fortes, Julie s’était convaincue qu’elle n’avait rien perdu en n’ayant pas été soumise à ces barbaries qu’elle a vraisemblablement persisté à qualifier de facéties.
Vous la connaissez : rien ne lui a jamais fait peur.
TRAVAUX CITÉS
Outre les textes cités, la revue « la France pittoresque » en son numéro 36.
Illustration : Prévost, abbé, 1697-1763; Meusnier de Querlon, A.-G. (Anne-Gabriel), 1702-1780 ; Green, John, d. 1757. New general collection of voyages and travels. Récupéré sur https://commons.wikimedia.org
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