Le 16 octobre 1785, à Québec et à Montréal, des nuages épais et sombres semblant provenir du Labrador couvrent le ciel. Ils sont si opaques et si étendus que l’on « n’y voit [voyait] pas à midi pour se conduire » (Arago, 1866).
Ces nuages monstrueux possèdent toutes les caractéristiques des nuages de fumée créés par un feu de forêt. Pourtant, il n’y a aucun feu de forêt nulle part. Que se passe-t-il donc? La frayeur des habitants est immense.
La terreur causée par cette obscurité subite et prolongée fut si grande que le souvenir en a été conservé, bien net, bien distinct, pendant plus d’un siècle. Encore aujourd’hui, dans certaines paroisses, quand les nuages cachent le soleil, on dit : il fait noir comme dans l’année de la grande noirceur.
Roy, 1919
L'année de la grande noirceur. 1785
La population est à jamais marquée par les caprices du temps en cette fin d’année 1785. En effet, à une heure de l’après-midi ce samedi 15 octobre 1785, toute la région comprise entre Niagara et Québec subit les assauts d’un violent orage qui la plonge dans une totale obscurité. Une noirceur angoissante règne en plein jour malgré les zébrures des éclairs. Le bruit apocalyptique du tonnerre terrorise les habitants.
Jusqu’au lendemain dimanche, la colère du ciel ne faiblit pas, si bien que dans la ville de Québec, par exemple, les gens sont persuadés que leur dernière heure est arrivée. Dans l’espoir d’échapper aux ténèbres et pour le salut de leur âme, les mécréants se bousculent dans les églises pour demander le baptême.
À Montréal, croyant la fin du monde sur le point d’arriver, le peuple se précipita dans les églises. (…). Cependant, les ténèbres continuaient toujours et le tonnerre se faisait entendre de minute en minute.
Roy, 1919
René Boileau de Chambly raconte la journée du dimanche:
Dimanche, à une heure après-midi, l’atmosphère a commencé à se couvrir de vapeurs; cet état a toujours augmenté jusqu’à trois heures; il faisait alors aussi noir que dans une cave pendant la nuit la plus obscure, ce qui a duré un quart d’heure; après quoi le temps s’est un peu éclairci pendant environ dix minutes, mais est revenu ensuite aussi obscur qu’auparavant, ce qui a encore duré dix minutes; ensuite le temps s’est éclairci de nouveau comme quand le ciel est chargé, en temps d’orage. La pluie est tombée aussitôt après un gros vent de N. E.
Quand l’atmosphère a commencé à se couvrir, il ne pleuvait pas. Il ne plut qu’après la parfaite obscurité. Il faisait si obscur que, dans mon salon, où il y avait trois grandes fenêtres il était impossible de se voir ni de reconnaître personne : on alluma les chandelles. Pendant les premières ténèbres, l’horizon du sud était rouge comme la lumière que l’on aperçoit de loin, la nuit, quand le feu est dans les bois, pendant une grande sècheresse. Pendant les secondes ténèbres, tout l’horizon, excepté au N.O., était rouge; le haut de l’atmosphère était noir et ressemblait à un chapeau.
Dans Roy, 1919
Tout aussi impressionné par les évènements, le notaire Nicolas-Gaspard Boisseau, résidant de Saint-Pierre de l’île d’Orléans, les relate dans ses Mémoires. Il dit :
Le 15 octobre 1785, vers trois heures un quart, nous eûmes une obscurité extraordinaire, si bien que l’atmosphère fut d’un jaune lumineux au-dessus des campagnes. Il y eut ensuite des rafales de vent et de pluie qui continuèrent une grande partie de la nuit avec beaucoup de tonnerre précédé d’éclairs, chose d’autant plus surprenante que la veille il avait gelé très fort.
Le lendemain, dimanche, il faisait le matin un grand calme avec une brume épaisse qui dura jusqu’à dix heures, que le vent qui commença alors à souffler de l’est dissipa. Environ une demi-heure après, le temps devint si sombre qu’on ne pouvait lire sans chandelle, ce qui fut suivi d’un vent impétueux, de tonnerre et d’éclairs; après quoi le temps redevint un peu clair, mais depuis midi jusqu’à trois heures l’obscurité fut telle que les prêtres furent obligés d’interrompre leurs offices jusqu’à ce qu’on eût allumé les cierges; il fit aussi noir qu’il fait ordinairement à minuit lorsqu’il n’y a point de lune. (…).
Dans Roy, 1919
Il s’avère que l’obscurité dont il est question se serait abattue sur le Québec par trois fois, c’est pourquoi l’année 1785 a été appelée l’année de la grande noirceur. En effet, des auteurs rapportent que les mêmes phénomènes météorologiques se sont produits le 9 octobre, le 15 et le 16 et qu’ils pourraient être potentiellement attribués à de légères éruptions volcaniques (Massicotte, 1937).
Des épisodes similaires de colère du ciel se sont produits ultérieurement. Par exemple, les 2 et 3 juillet 1814, essentiellement dans le Golfe du Saint-Laurent et sur les côtes de Terre-Neuve d’après Sainte-Foy (1928), des nuages sombres et épais ont soudainement recouvert la mer. Les navires se sont trouvés enfermés dans une profonde obscurité, rendant leur navigation périlleuse. Les capitaines ont dû rapidement jeter l’ancre, car les lumières des phares n’étaient pas allumées à cette heure du jour.
Toutefois, l’évènement de 1814 n’a pas semblé avoir autant inquiété la population que celui de 1785. Peut-être était-ce dû à sa localisation en mer. Par contre, la grande obscurité du 9 novembre 1819 en a effrayé plus d’un. Ce jour-là, des nuages menaçants s’accumulent dans le ciel de telle sorte qu’à midi, il fait totalement nuit. C’est la grande noirceur de 1819.
La grande noirceur de 1819
Pour l’auteur Hector Berthelot, l’évènement météorologique du 8 novembre 1819 en était un de si terrible qu’il ne peut que rester ancré dans les mémoires.
Le 28 novembre 1884, il en relate la chronologie en ces termes:
Dimanche, le 8 novembre 1819, de sombres nuages se répandirent dans l’atmosphère. Ces nuages étaient presque noirs comme de l’encre et descendirent plus bas que les flancs du Mont-Royal. Tout à coup les cataractes du ciel semblèrent s’ouvrir et une pluie torrentielle inonda les rues de Montréal. Lorsque le ciel se fut un peu rasséréné après l’orage, la terre se trouva couverte par une espèce de poudre noire qui, à l’œil, au goût et à l’odorat ressemblait beaucoup à de la suie.
Pendant la matinée, le soleil était apparu avec un disque d’un vert tendre, entouré d’un halo. Quelques heures plus tard, l’astre du jour brilla d’un éclat inaccoutumé et prit une teinte rose.
Il ne se passa rien de remarquable dans le firmament pendant la journée du lendemain, jour où il y eut une assez forte gelée. Le jour terrible fut mardi, le 9. Le firmament dans l’avant-midi fut chargé de nuages sombres et épais. Une vapeur forte se dégagea des nuées qui prirent des teintes plus denses et plus noires.
Au lever du soleil la couleur des nuages changea. Ils avaient d’abord une teinte verte et graduellement ils devinrent aussi noirs que l’Erèbe. Ce jour-là, le soleil s’était levé d’une couleur orange foncée. En montant à son zénith, il changea cette nuance et devint rouge sang. Il prit ensuite une couleur brune foncée, ne projetant qu’une lumière très faible.
À midi, l’obscurité devint si profonde que la circulation était impossible dans les rues. On alluma les chandelles dans les maisons, les séances de la cour et les opérations du commerce se faisaient à la lueur des quinquets. Les âmes timorées, les superstitieux et les libres-penseurs les plus avancés croyaient que la fin des temps était arrivée. Dans les maisons, les femmes qui ne tombaient en syncope récitaient leurs chapelets; les trois églises : l’église paroissiale, Bonsecours et les Récollets, étaient remplies par une foule compacte de fidèles qui se préparaient à leur dernière heure. On nous dit que plusieurs moururent de frayeur. On se livrait à toute espèce de conjectures sur la cause du phénomène. Les plus savants prétendaient qu’un volcan venait de se former et d’entrer en éruption à proximité de la ville et que sa vapeur envahissait les environs.
Quelques personnes soupçonnaient le Mont-Royal d’avoir un cratère éteint qui s’était remis en activité. Elles supposaient que Montréal allait avoir le sort d’Herculaneum, Pompéi et Stabies. Les vieilles femmes croyaient à l’accomplissement de prophéties faites par les sauvages qui avaient dit que Montréal périrait par un tremblement de terre. Les âmes les moins timorées prétendaient que l’obscurité était causée par un feu dans les bois et les prairies. La désolation était partout, même les animaux dans les champs et les écuries proféraient des cris plaintifs.
L’obscurité augmentait ou diminuait selon les changements du vent.
À trois heures de l’après-midi, la noirceur fut à son apogée et les citoyens de Montréal furent affolés par la terreur. Les plus braves commencèrent à blêmir et tremblèrent comme les plus timides. Pendant l’obscurité, le tonnerre se mit à gronder, la foudre éclata avec une violence épouvantable. Un éclair d’une grandeur inouïe sillonna le sein des nues et s’abattit sur la flèche de l’église paroissiale.
La foudre serpenta quelques secondes autour de la boule qui soutenait la croix et y alluma le feu. Elle suivit ensuite le paratonnerre et s’enfonça dans la terre. Ce coup de foudre fut suivi de plusieurs autres qui remuèrent les maisons sur leurs fondations. La pluie se mit à tomber comme le dimanche précédent et couvrit les rues d’une espèce de suie semblable à celle qui avait été observée l’avant-veille.
Le tocsin sonna et le peuple se porta en masse sur la Place d’Armes, croyant que l’église allait devenir la proie des flammes. En effet, le feu s’était communiqué à la boule du clocher et menaçait d’envahir la charpente inférieure. Il était augmenté d’intensité et sa lueur environnait la croix d’une auréole sinistre.
L’église allait infailliblement être incendiée sans le courage et le dévouement d’un nommé Poitras, charron de la rue Saint-Laurent. Celui-ci, armé d’une hache grimpa sur le clocher et abattit la croix en fer forgé. La croix tomba sur le toit d’une vieille maison bâtie sur le site actuel des bureaux de l’assurance Royale. Le toit fut défoncé et la pièce en fer, après avoir brisé deux planches, tomba dans la cave, sans blesser aucune des personnes qui habitaient la maison. Notons ici le fait que l’église paroissiale barrait alors la rue Notre-Dame, à la Place d’Armes. Il était alors quatre heures et demie. Le ciel se rasséréna pendant une vingtaine de minutes et la pluie recommença à tomber pendant une couple d’heures, gonflant les ruisseaux qui charroyaient une espèce de brou ressemblant à celle de la lessive. L’obscurité était redevenue aussi complète qu’à midi.
Berthelot, 1924
Conclusion
Il semble qu’un mémoire appelé les Noirceurs du Canada ait été écrit ou préparé pour relater ces évènements météorologiques extraordinaires au cours d’une assemblée de la Société Littéraire et Historique (La Bibliothèque Canadienne, 1880, p. 20). S’il existe, il serait très intéressant d’en connaître la teneur. Nos brèves recherches ne nous ont pas permis d’en découvrir plus à son sujet.
De notre côté, nous avons évité de titrer notre article avec le terme « noirceur », afin qu’il n’y ait pas de confusion avec les éléments politiques et sociaux d’après-guerre au Québec, dont la période est appelée la Grande Noirceur. Notre sujet concerne bien les caprices du temps. Nous avons donc emprunté une partie du titre de l’ouvrage d’Édouard Roche (1868) : Recherches sur les offuscations du soleil et les météores cosmiques.
TRAVAUX CITÉS
Arago, F. (1866). Astronomie. Les Notices scientifiques d’Arago (suite). Dans M. A. Tremblay, & I. V. Goupy (Éd.), Cosmos : revue encyclopédique hebdomadaire des progrès des sciences et de leurs applications aux arts et à l’industrie (éd. 2e série, Vol. 3, pp. 93-95). Paris.
Berthelot, H. (1924). La grande noirceur de 1819. Dies Amara Valde. Dans H. Berthelot, Le bon vieux temps, Compilé, revu et annoté par E. Z. Massicotte (Vol. 1, p. 117). Montréal: Librairie Beauchemin. Consulté le Août 17, 2019, sur https://collections.banq.qc.ca/ark:/52327/2022672
La Bibliothèque Canadienne. (1880, Avril 1). Histoire du Canada. (Bibaud, Éd.) La Bibliothèque Canadienne, 9(19). Récupéré sur https://collections.banq.qc.ca/ark:/52327/2270934
Massicotte, E. Z. (1937, Janvier 26). (M. &. Cie, Éd.) Le Quotidien. Consulté le Août 17, 2019, sur https://collections.banq.qc.ca/ark:/52327/3744537
Roy, P.-G. (1919). Les petites choses de notre histoire : deuxième série (Vol. 2). Lévis.
Sainte-Foy. (1928, Mars 21). Ne nous plaignons pas. La Presse. Consulté le Août 17, 2019, sur https://collections.banq.qc.ca/ark:/52327/2972334
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