Bien que la peste n’ait pas été totalement éradiquée dans le monde, le terme de « pestiféré » a, aujourd’hui en France, perdu son sens originel. Déjà en 1848, Chateaubriand ne qualifiait-il pas l’île de Sainte-Hélène de « roc pestiféré » ? Or, personne ne contestera le fait que Napoléon n’avait pas introduit la maladie maudite dans cette île inhospitalière. De la même manière que Barrès ne soupçonnait pas son ami Wilson d’être atteint de la peste quand il le décrivait, déployant ses papiers et s’absorbant dans la lecture sur son « banc pestiféré » duquel les députés s’efforçaient de ne pas s’approcher. Pas plus que ne pouvait l’être l’héroïne de Colette tandis qu’elle s’étonnait que « dans l’escalier, toutes les gamines me [la] regardent comme une pestiférée ». On peut aussi citer Victor Hugo qui, dans Han d’Islande publié en 1823, fait déplorer à son personnage principal d’être « un proscrit, un pestiféré politique ». Ou Georges Duhamel qui, dans son livre Le Combat contre les ombres écrit en 1939, met cette phrase dans la bouche de Laurent Pasquier : « Deux de mes camarades (…) ont fait un effort sensible pour ne pas m’apercevoir. Pourquoi ? (…) Pour n’avoir pas, sans doute, à me parler de cette affaire embarrassante, car, enfin, je ne suis pas un pestiféré».
Plus vraiment un malade
C’est dire que le pestiféré n’est plus aux yeux du commun un malade au sens clinique du terme. Il est devenu, selon le dictionnaire Larousse, un personnage « avec qui on évite toute relation à cause de son caractère nuisible, réel ou supposé ». Une personne pestiférée est à éviter à tout prix, car elle est corrompue, dégoutante, repoussante. Un lieu pestiféré est un endroit à fuir coûte que coûte, car il y règne la désolation.
Je tiens à citer enfin Jacques Audiberti qui, dans sa pièce de théâtre Quoat-Quoat écrite en 1946, fait dire ces mots à l’archéologue Amédée : « Un pestiféré, n’oubliez pas que je suis un pestiféré, un lépreux ». Aurait-il été le premier à faire l’amalgame entre les deux maladies ? Il est indéniable que les lépreux, au même titre que les malades de la peste avant eux, ont été des bannis de la société. Pas à l’origine des temps cependant, puisque le Deutéronome ordonnait de se méfier de la lèpre et non du lépreux. Mais très vite les mentalités changèrent.
Cela a commencé, en France, avec l’ordonnance du 21 juin 1321 prise par le roi Philippe le Long. Le lépreux devenait un paria comme l’étaient alors le pestiféré et le juif. Pourquoi un tel traitement ?
La faute aux lépreux
Toutes les époques ont désigné un bouc émissaire pour expliquer la survenance d’une calamité dont les causes, et les remèdes surtout, étaient méconnues : un animal aux supposés pouvoirs maléfiques, les fautes commises par certains, les manquements religieux, une catégorie de personnes trop différentes des autres. En 1312, ce sont les lépreux qui furent accusés d’avoir empoisonné les fontaines. À nouveau en 1313. Là, selon les textes anciens, le roi Philippe le Bel ayant été lui-même touché par la maladie, tous les lépreux vivant dans le royaume furent arrêtés. Il les fit brûler vifs sous l’accusation d’avoir, incités par les juifs et les Sarrazins, empoisonné les sources en y jetant leurs ordures et leur sang.
Plus tard, au début de l’été 1321, le roi Philippe le Long se trouvait en Poitou : il avait convoqué les États-Généraux du royaume à Poitiers. Quand la rumeur fit savoir qu’en Aquitaine les lépreux empoisonnaient les puits. Ceux qui avaient été arrêtés, leur forfait accompli, avaient été condamnés au bûcher. Avant cela, ils avaient avoué en confession vouloir communiquer leur maladie au plus grand nombre de chrétiens possible afin qu’ils meurent dans les mêmes souffrances qu’eux-mêmes. La nouvelle se répandit qu’il allait en être de même dans la France entière, en Allemagne et en Angleterre. Le seigneur de Parthenay confirma la rumeur. Il annonça au roi qu’il avait personnellement recueilli les aveux d’un lépreux de son domaine selon lequel le complot avait été fomenté par un juif qui lui avait donné le poison nécessaire avec quelques livres pour embrigader d’autres lépreux. Il avait donné la composition de ce poison : du sang humain mêlé d’urine, trois herbes dont il n’avait pas retenu le nom, une hostie consacrée. La mixture était séchée, puis broyée et enfin placée dans des sachets lestés afin qu’ils tombent au fond du puits ou de la source à contaminer. Une autre personne, digne de foi elle aussi, affirma avoir ramassé un sachet jeté à terre par une lépreuse poursuivie par les agents du guet. Celui-ci contenait, outre un mélange indéfinissable, une tête de couleuvre, des pieds de crapauds et des cheveux de femme. C’était assez pour que le roi rentre précipitamment à Paris.
Un vrai complot
Complot il y avait de toute évidence. Certains y voyaient la main du roi de Grenade, que les armées chrétiennes venaient de vaincre à plusieurs reprises. D’autres celle de l’oncle du roi de Castille qu’on savait proche des juifs d’Espagne. D’autres encore, tout autant bien informés, affirmaient y voir la peur des musulmans d’Asie qu’une nouvelle croisade soit lancée contre eux. Ceux qui savaient – ils étaient nombreux – affirmaient que les juifs, se sachant trop surveillés par les chrétiens, avaient choisi de faire agir les lépreux. Ils auraient approché les responsables des léproseries importantes afin de les convaincre. Leur collaboration avait été achetée.
Que dit cette ordonnance contre « les ladres » prise le 21 juin 1321. Elle rappelle en préambule l’accusation portée à l’endroit des lépreux d’avoir empoisonné les fontaines et elle s’empresse de préciser que l’instruction qui fut conduite a confirmé la véracité des faits. Elle déclare en conséquence la nécessité urgente de prendre des mesures sévères pour faire cesser ces actions criminelles. Les peines énoncées sont assurément cruelles. Ceux qui se reconnaîtront coupables ou qui auront avoué leurs méfaits sous la question subiront le supplice du feu. Seront punis de la sorte les hommes, les femmes non enceintes, les garçons et jeunes filles de plus de 14 ans. Les femmes enceintes resteront emprisonnées tant que le bébé ira au sein. Ceux qui n’auront pas avoué, les enfants à naître et les jeunes de moins de 14 ans seront emprisonnés à perpétuité dans les pays dont ils sont originaires. S’agissant d’un crime de lèse-majesté et puisque le forfait porte atteinte à la chose publique, les biens des coupables seront placés dans la main du roi qui en disposera à son gré. Ils seront en priorité affectés à l’entretien des lépreux emprisonnés.
Cet édit fut appliqué dans toute sa rigueur dans l’ensemble du royaume. Il est rapporté qu’au château de Chinon une immense fosse fut creusée dans laquelle un grand feu fut allumé : 160 personnes des deux sexes y furent projetées. À Paris, les bûchers se multiplièrent. À Vitry, la chronique signale que les 40 juifs emprisonnés sous l’accusation d’avoir participé à la conspiration décidèrent, afin d’éviter d’être torturés par des mains d’hommes non circoncis, que l’un d’entre eux égorgerait tous les autres. Un vieux fut désigné pour sa sagesse. Il demanda à être épaulé par le plus jeune. Ils accomplirent leur lugubre tâche. Il ne restait plus que les deux bourreaux malgré eux. L’ancien demanda à son cadet de le tuer tandis que l’autre exprimait la même supplique. Le plus jeune obéit. La suite du récit est sujette à caution, me semble-t-il. Je vous la livre cependant. Gagné par la peur de mourir, ou plus vraisemblablement par l’appât du gain, le survivant emplit ses poches de l’argent et des bijoux trouvés sur les cadavres de ses coreligionnaires. Il lui restait à fuir. Avec leurs vêtements, il fabriqua une corde qui lui permit de descendre par la fenêtre de la prison. Alourdi par le poids de l’or, il tomba et se fractura une jambe. Repris et remis à la justice, il avoua ses crimes ; il fut pendu. Je vous laisse juges de cette fin tout à fait dans l’air du temps.
Les juridictions provinciales ne se firent pas prier pour appliquer ces dispositions rigoureuses. Sauf que certains seigneurs locaux gardèrent pour leur profit les biens saisis. Par lettres datées du 8 août 1321, le roi dut rappeler aux sénéchaux de Toulouse et de Carcassonne que s’agissant de crimes de lèse-majesté ces biens lui revenaient. Des rappels similaires furent adressés aux sénéchaux de Beaucaire et du Périgord. Les barons concernés s’étant justifiés par l’usage qu’ils en faisaient pour l’entretien des maladreries obligées d’accueillir les lépreux condamnés à l’enfermement perpétuel, le roi leur permit de conserver les saisies. Ce qui fut confirmé et complété par l’ordonnance prise à Crécy le 16 août 1321 : elle rendait aux léproseries leurs biens saisis afin qu’elles puissent poursuivre leur œuvre de secours et d’assistance en faveur des nouveaux malades recensés.
Les choses se tassent
Le temps passant et le nombre des condamnations pour empoisonnement ayant diminué, les lépreux ne firent plus l’objet de mesures spécifiques. À l’exception de cette ordonnance du 31 juillet 1322 par laquelle Charles IV décréta la condamnation de tous les lépreux à l’enfermement perpétuel au sein de leur maladrerie, avec obligation de séparer les hommes des femmes. Il fallut attendre le 7 mars 1407 pour qu’une nouvelle ordonnance soit prise contre les lépreux. Dans celle-ci, Charles VI déplorait que les lépreux ne respectent plus l’obligation d’isolement qui leur était imposée. Il les contraignit à porter, lors de leurs déplacements, une marque propre à les reconnaître afin qu’ils ne pussent se mêler à la population saine.
Après la rouelle jaune imposée aux juifs par Saint-Louis, le bâton de couleur blanche que devaient tenir les pestiférés quand ils se déplaçaient, les lépreux se voyaient obligés d’arborer un signe distinctif sur leurs vêtements – tantôt des bandes blanches, tantôt un morceau de tissu rouge sur l’épaule – de se coiffer d’un chapeau ou d’un capuchon noir et de signaler leur arrivée en actionnant une clochette, une crécelle ou des cliquettes.
En dépit des avancées significatives faites par les chercheurs, la lèpre n’a pas disparu ; elle est encore presque partout présente. Récemment, le nombre total des lépreux était estimé à 11,5 millions, dont la moitié seulement des cas auraient été enregistrés. Les régions les plus touchées sont les régions tropicales, parmi lesquelles l’Asie des moussons, l’Inde, l’Afrique tropicale et le Brésil. Pour ce qui concerne la France, 250 cas ont été recensés en 2016, en Guyane notamment, dont la frontière avec le Brésil voisin est plus symbolique que réelle. Grâce à la multithérapie, qui est l’association de trois médicaments, la situation mondiale est en phase de stagnation. Il demeure qu’en 2021, selon l’Organisation mondiale de la santé, la maladie reste endémique en dépit des efforts de contrôle opérés. L’Inde, le Brésil et l’Indonésie sont les trois pays où apparaissent chaque année le plus grand nombre de nouveaux cas.
TRAVAUX CITÉS
Recueil général des Anciennes Lois Françaises, par MM. Isambart, député, Decrusy, directeur des affaires criminelles et des grâces au ministère de la justice, et Taillandier, conseiller à la Cour royale de Paris, paru en 1830.
La revue « La France pittoresque » en son N° 42.
François-René de Chateaubriand : « Les Mémoires d’outre-tombe » t.2, 1848.
Maurice Barrès : « L’appel au soldat » 1900.
Colette : « Claudine à l’école », 1900.
Illustration : Anonyme. Exécution des lépreux et des Juifs. 14e siècle. Les Grandes Chroniques de France (BnF). Récupéré sur https://commons.wikimedia.org
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