Bérubé se demande, en contemplant le ciel, si les étoiles ne seraient pas que « des petits trous de mémoire de l’univers ayant besoin de conteurs et, bien sûr de chercheurs, pour retracer ou raconter son histoire, quitte à lui inventer les chaînons manquants » (p. 4). Le conteur, profondément amoureux de son pays et de sa langue, se fait dès lors écho de son folklore et de son histoire dans ce livre-CD de contes appelé « Large et rivage ».
Le voyage que l’on va faire au fil des pages ou à l’écoute de ce livre avec CD se veut comme une randonnée-croisière bien modeste parcourant le grand littoral de cette mer — pas toujours tranquille —, où le large et le rivage se fondent et se confondent souvent dans les marées, faisant perdurer à leur façon un mystère : lequel des deux fut là le premier ? (p. 3)
Bérubé
Le livre de contes à l’étude est composé de 10 textes et le CD en contient 5 : « Les vents », « Lune et océan », « L’oie des neiges » et « Huard sur le lac ». Parmi ces enregistrements, seul « Les vents » propose une version écrite légèrement différente de la version orale. Mais le lecteur n’est pas moins envoûté par les récits dans la version écrite que dans la version orale du recueil. Bien sûr, la voix inimitable et puissante du conteur, le dynamisme qui l’habite, sa parfaite diction sont des éléments qui transportent sans peine l’auditeur dans un ailleurs, d’autant que la musique ou les cris des oies blanches, par exemple, qui accompagnent les textes aident à l’évasion. Cette voix « fleure » bon le terroir avec ses r quelque peu roulés qui nous rappellent la prosodie paysanne et son accent québécois prononcé. Le lecteur n’est cependant pas en reste. L’auteur possède une grande connaissance de la langue française et des mots, ce qui lui permet de faire revivre des régionalismes fleuris, de parsemer son texte d’expressions populaires (frappe-à-bord, brosseux, être pogné, les douteux, malvat, jarnigoine et bien d’autres), d’utiliser parfois du joual (« frette », p. 16 et 62 ; « Swinguez tous vos compagnies ! », p. 52) et quelques anglicismes («Thumberjacks », p. 49). Il ne se prive pas non plus de jeux de mots savoureux, tels « les antécédents judicieux de ce légendaire et fameux Petit-Bonhomme-sans-tête, vainqueur de notre pirate mi-carêmisé » (p. 17) ou ceux formant un paragraphe complet sur la tourtière (p. 66). Ainsi, avec pour thème central la mer et les vents, c’est avec sa poésie que Bérubé nous entraîne dans un voyage de mémoire, une ballade enchantée, un tour de mer sur « une mer porteuse d’imaginaire » (p.3), sur le Saint-Laurent, ce « grand fleuve qui marche », disaient les Premières Nations de la vallée du Saint-Laurent. Le conteur avoue cependant avoir dû revisiter « Les vents » et « Lune et océan » « en les enrobant d’une couche de grains de sel personnels pour en prolonger la conservation (…) » (p. 7). Bérubé se fait transmetteur, passeur d’histoire, « conteur-citoyen » (p. 8) notamment pour sa région d’adoption qui est la Côte-du-Sud.
Dans « Large et rivage », Bérubé raconte l’Histoire. Il conte, avec une pointe de nostalgie, le temps passé, même s’il égratigne souvent le carcan de la religion catholique. Il juge avec une pointe de sarcasme les temps modernes, même s’il en reconnaît les avancées scientifiques indéniables. C’est ainsi qu’il traite du thème de la mémoire et du rapport à la tradition.
Passeur de légendes
À la façon des conteurs traditionnels, Bérubé se fait passeur de légendes pour que la mémoire collective ne s’éteigne pas, pour que le folklore et l’histoire des petites gens ne s’oublient pas, comme ne doit certainement pas être oubliée la grande Histoire du Québec. Il en est ainsi de « Coureuse de grèves » qui se déroule durant la fin du XIXe siècle et la première moitié du XXe siècle, époque où la société, très conservatrice, est « renfermée sur elle-même » (p. 12). Le curé et « les placoteurs de village » (p. 12) veillaient au grain et à la bonne tenue des jeunes filles. Bérubé nous rappelle également qu’à Port-Joly, ancien Saint-Jean-Port-Joli, face à la mer qui était le gagne-pain principal, il y avait aussi la campagne où « le pas lent des sabots des percherons » (p. 12) foulait le sol au printemps pour creuser les sillons. L’histoire du Petit-bonhomme -sans-tête, issue de la tradition orale de L’Isle-aux-Grues, est autant une légende qu’un condensé d’histoire. Le conteur fait mention du rituel de la tempérance et s’appesantit sur les problèmes d’alcoolisme qu’il oppose à la vertu : l’institutrice et le cercle des fermières. Il écorche la religion en spécifiant que le curé Gauthier « commençait à pencher vers la thèse de la manifestation d’un phénomène surnaturel ! C’est vous dire ! » (p. 17). Il nous rappelle la contrebande d’alcool qui transitait par Saint-Pierre-et-Miquelon. Il traite aussi ce sujet avec ironie : « ce fut d’ailleurs, paraît-il, dans l’histoire de la francophonie, le premier échange concret : France/Haïti/Québec ! » (p. 18). Il mentionne l’émigration des francophones vers les États-Unis, eux qui espéraient y trouver un avenir meilleur. Il déplore la prise de possession, et ses conséquences, du Bas-Canada français par le Haut-Canada anglais lors de l’Acte d’Union de 1840-1841. Et il réfère à la mise en quarantaine des Irlandais sur Grosse-Île suite à l’éclosion du typhus. Bérubé ne tarit pas de culture historique et folklorique. Mais il n’hésite pas à ponctuer son récit de références plus modernes dont celles-ci nous rappelant sans nul doute le capitaine Haddock de Tintin : « Je vous le donne en mille de mille millions de sabords ! » (p. 19) Il reste dans la verve du conteur et d’ailleurs conclut, à la manière des conteurs de tradition orale et sans doute en référence au grand conteur Jos Violon de Louis Fréchette, même si la formule est différente : « Car par sac-à-carême ou sac-à-tempêtes, Le Petit-Bonhomme-sans-tête, Est de la fête ! ».
Au titre des légendes rappelant un passé douloureux, que la mémoire populaire ne doit pas oublier, voici « La dame blanche », adaptée d’une légende traditionnelle québécoise, qui nous conte la perte de la mère patrie et de toute une vie pour ceux qui avaient contribué à façonner la Nouvelle-France. Remarquons dans ce texte le recours à la chanson populaire française, « À la claire fontaine », chanson reprise comme hymne par les Patriotes en 1837-1838). Car, toi la Nouvelle-France, « il a longtemps que je t’aime, jamais je ne t’oublierai… » (p. 44). Mais ce passé n’est-il pas douloureux également pour les Autochtones qui étaient là avant les Européens ? Adapté d’une légende huronne-wendat, « La peau d’ours » raconte comment les Autochtones ont voulu aider les Européens tandis que ces derniers ne cherchaient qu’à prendre possession du territoire et de ses richesses. C’est avec ironie et humour que Bérubé nous rappelle que le pop-corn est une « invention » fort ancienne. N’est-ce pas des Autochtones que l’on tient le maïs ? C’est pourquoi le Grand Esprit n’en revient pas de se voir « perché sur un poteau de lampadaire dans cette ancienne érablière rasée pour devenir ciné-parc de banlieue, regardant le prologue d’une vue 46 de méchants Indiens dans un grand western américain, tout en grignotant des grains de pop-corn » (p. 48). Ce passé est on ne peut plus douloureux aussi pour les esclaves des États-Unis, dont « Bois d’ébène », tiré d’une légende des îles de la Madeleine, ébauche l’histoire. Bérubé en profite pour complimenter les Madelinots qui sont « hospitaliers même dans la mort » (p. 78). En effet, leur histoire n’a pas toujours été un long fleuve tranquille et les Madelinots ont su bien souvent prouver leur courage et leur résilience. D’ailleurs, en évoquant les compagnies jerseyennes, le conteur soulève tout un monde de misère dans lequel ces compagnies maintenaient les pêcheurs madelinots en les exploitant tels des esclaves de la pêche : « les pêcheurs n…s blancs gaspésiens[1] » (p. 85). Il raconte aussi à quel point la pêche était, à cette époque, dérégulée. Si cette légende s’appuie sur des phénomènes paranormaux très inquiétants au XIXe siècle, d’autant que le diable s’opposait à l’Église et au curé, il s’agit avant tout de ne pas oublier que des hommes blancs ont exploité des hommes noirs à cause de la couleur de leur peau et que des hommes blancs ont exploité d’autres hommes blancs, car ces derniers n’avaient aucun moyen de se défendre. Il ne faut donc jamais oublier, d’où que l’on vienne et surtout si l’on a été persécuté, car « un griot mis en terre est l’histoire et le savoir de tout un monde qui partent en poussière » (p. 87).
[1] À cause du contexte actuel et pour ne heurter personne, nous déformons volontairement les propos de l’auteur.
"Désirée"
Avant d’entrer dans les textes que l’on peut lire et écouter, arrêtons-nous à quai où « Désirée » offrait ancrage et protection aux petits chalutiers. « Désirée » était un vieux quai devenu obsolète, trop cher à entretenir et sans intérêt pour les gros navires de pêche, les pétroliers, les navires-cargos ; tous ces navires qui ne prenaient plus le vent. Mais ce vieux quai a une histoire et Bérubé la raconte à son tour avant que celle-ci ne « file à l’anglaise » (p. 50). Remarquons encore ici la référence au changement de Régime. Notons également à quel point l’auteur n’est pas dénué d’humour : « — On sait ben, y’est pas comme nous autres… Lui, il est à voile… — Et y’est peut-être bien aussi à vapeur… » (p. 51). Et relevons les clins d’œil qu’il fait à la danse populaire avec « les morutiers avaient l’air de giguer » (p. 52) ; à la religion : « Désirée gardait maintenant un espace désert, comme autour de la table à dîner, la chaise toujours vide d’un être cher dont on espère le retour » (p. 54). Par l’intermédiaire de Désirée, Bérubé raconte la surpêche de la morue et sa quasi-disparition engendrant la fin de cette industrie familiale ainsi que la misère des petits pêcheurs qui s’en suivit. Certains exploitants surent se retourner et se lancèrent dans d’autres activités lucratives (loto et bingo, élevage de porcs). Mais c’est tout un pan de l’histoire du pays qui s’est écroulé avec Désirée qui, dépouillé de ses morceaux, n’est pas devenu « foyers d’écueil » (p. 59) comme d’autres quais plus chanceux.
Lune, océan et vents
En version écrite et audio, « Lune et océan », qui commence par la chanson « La Madelune » en l’honneur des Îles-de-la-Madeleine, raconte l’influence de la lune sur les marées. Le conteur, déplorant les conséquences de la modernité, dit ainsi que la lune « a besoin d’être réhabilitée, car depuis que la main de l’homme y a posé le pied, (…) elle avait, hélas, (…), déjà quelque peu perdu de son lustre et de ses pouvoirs fascinants » (p. 25). En outre, en prenant appui sur son conte, il soulève les enjeux environnementaux actuels, dont la gestion de l’eau douce et les « bouleversements climatiques planétaires incommensurables » (p. 27). Ces changements climatiques ainsi que l’exploitation intensive et non contrôlée des ressources naturelles pour satisfaire une industrie toujours plus gourmande et des marchés volatils ont pour conséquences la destruction des fonds marins et, plus généralement, des ressources naturelles non renouvelables. Que dire des guerres et des conflits engagés pour posséder les richesses et obtenir le pouvoir ! On a presque touché « l’enfer que l’on disait au centre de la Terre » (p. 29), dit-il avec sarcasme, en référence aux puits de pétrole que la technologie est censée contrôler (de grandes marées noires n’ont pourtant pas été évitées). Il mentionne encore l’esclavage passé qui peut toutefois revêtir une apparence moderne. Et les « routes du sel » de son conte ne rappellent-elles pas la route (par la mer) des épices du XVIe siècle ? Si Bérubé déplore le peu de respect des hommes modernes pour la nature, il admire indéniablement ces anciens marins, souvent analphabètes, qui n’avaient que les astres pour se diriger et ces auteurs de l’Antiquité, Virgile et Homère, non pas « “virtuels”, mais aussi vivants que vous qui me prêtez l’oreille » qui avaient grande considération pour la lune. Aimons donc la lune, dit-il, « on n’en a qu’une » (p. 37).
Si « Les vents », dont la version orale, nous l’avons dit, diffère quelque peu de la version écrite, mélange savamment les références au monde moderne et à l’idéologie du passé, le texte s’inscrit sous l’angle du bien et du mal, de la tentation, de Dieu versus le diable. En effet, le pirate mis en scène, attiré par le pouvoir tout puissant que lui confèrerait la possession des vents, fait un pacte avec le diable et lui vend son âme. Mais le diable que dépeint Bérubé a deux visages. Il est le diable de la religion chrétienne comme il est le diable du monde moderne : ne s’appelle-t-il pas Face de bouc, petit diminutif de Facebook pour ceux qui critique la mainmise du réseau social ! C’est ainsi que la toile du navire qui contrôle les vents s’apparente à Internet qui est le siège du pouvoir de l’information : « dans la toile, mon ami, réside le pouvoir » (p. 93). Pour Bérubé, le diable est le pouvoir de l’argent, de la bourse, des marchés, des grandes entreprises qui exploitent non seulement les travailleurs, mais également les ressources naturelles — comme se le permettent des gouvernements d’ailleurs qui ne s’alarment pas des dérèglements climatiques — et qui écrasent les petites entreprises condamnées ainsi à végéter et le consommateur qui n’aurait pas signé la garantie (p. 95). On entrevoit bien, derrière ce texte, l’engagement du conteur pour une cause sociale et politique. Il reconnaît toutefois les bienfaits de la modernité avec les progrès techniques qui ont donné naissance à la marine à voile.
Cependant, les hommes semblent être particulièrement attirés par la destruction, ce que raconte « Les oies des neiges ». Ces grandes oies blanches, « ces belles “voilières” majestueuses qui dessinent dans le ciel ces grands “V” comme dans “Vie” » (p. 62), ces créatures du Bon Dieu qui avaient niché dans sa barbe sont envoyées par le créateur lui-même vers les habitants des basses-terres du Saint-Laurent pour égayer leur vie et amoindrir leur misère. Mais les hommes ne trouvent rien de mieux que de les chasser : « l’instinct de guerre était plus fort que l’esprit de l’oie » (p. 65). Pour les punir tout en demeurant miséricordieux, Dieu invente alors les saisons et, depuis, les grandes oies blanches fréquentent les rives du Saint-Laurent deux fois par an. Mais, en inventant les saisons, il crée l’hiver et la neige qui reste blanche si la pollution ne la salit pas.
Mot de la fin
Terminons cette analyse du livre-CD de Bérubé avec « Un huard sur le lac » qui nous semble conclure parfaitement le thème de la mémoire et de la tradition que nous avons cherché à mettre en exergue dans ce travail. Le conteur oppose une utilisation raisonnée de la nature, personnifiée par la jeune Autochtone, à son exploitation et, à terme, sa destruction, en la personne de Steve. Mais la nature ne se dompte pas, ne plie pas aux diktats des hommes, ne s’achète pas. Et l’on croit certainement, à tort, pouvoir se racheter à ses yeux (de la nature) en créant des ministères de l’Environnement. Un travail de mémoire devrait permettre de ne pas en arriver à devoir se racheter. Et pourtant…
TRAVAUX CITÉS
Bérubé, Jocelyn. (2013). Large et rivage. Planète rebelle. 111 pages.
Illustration : Couverture du livre.
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