Une messe de Noël du temps de Jacques Cartier

Une messe de Noël du temps de Jacques Cartier

Œuvre d’imagination, dira-t-on, bagatelle ! Œuvre d’imagination si l’on veut, composition fantaisiste où cependant la folle du logis n’est qu’une esclave de la vérité historique. À ce point, qu’elle accepte les noms de personnes, les mots anciens de la géographie, et consent à suivre les événements, les faits, les circonstances dans leur ordre.

Myrand, 1888, p. 14

Puisés à même les écrits de Jacques Cartier, les évènements rapportés par Myrand (1888) reflètent la vérité historique, affirme-t-il ; du moins, la vérité que le célèbre explorateur a lui-même consignée dans ses écrits. Myrand explique avoir pioché dans l’édition originale rarissime de 1545 avec les variantes des manuscrits de la bibliothèque impériale. Il dit aussi avoir consulté l’édition canadienne des Voyages de Jacques Cartier publiée en 1843. « Mon travail ne sera donc, à proprement parler, que la paraphrase littéraire du Second Voyage de Jacques Cartier » (Ibid.). Aussi, l’auteur se défend-il d’avoir eu recours à son imagination. Si tant est qu’il l’ait eu fait, celle-ci demeure bridée par les évènements, réduite par les «causeries d’équipages que défraient un petit nombre de circonstances inconnues, mais vraisemblables (…) » (Ibid., p. 16), souligne-t-il.

L’auteur peint donc des tableaux historiques, des vues prises sur le terrain, car son objectif s’avère être de faire connaître et lire les archives. Mais le récit de Myrand est particulier et l’angle adopté par l’auteur est original. « Pour compléter chez le lecteur la connaissance historique des personnages » (Ibid., p. 17), l’auteur offre à son lecteur une visite du Canada de 1535, visite qu’il effectue en compagnie d’un prêtre historien, un érudit archéologue : l’abbé Charles Honoré Laverdière (1826-1873). Le lecteur s’y voit assurément. Et les réflexions du prêtre, ses critiques, ses opinions et ses connaissances qu’il partage avec l’auteur lors de leur promenade dans ces temps anciens, confèrent à ce récit historique une dimension on ne peut plus vivante. Notons aussi que Myrand s’intéresse, une fois n’est pas coutume, aux hommes d’équipage. C’est ainsi que nous vivons le Noël de l’expédition de 1535.

Mais, avant cela, remémorons-nous quelques faits.

 

Les matelots de l'expédition

Nous le disions en introduction, ce sont les matelots de Cartier qui s’expriment dans l’ouvrage de Myrand, ces hommes dont on ne se souvient ni du nom ni de la contribution. Pourtant, sans eux, il n’y aurait jamais eu d’explorations. Pour le premier voyage de Cartier, en 1534, ils étaient 60 marins engagés pour manœuvrer les deux navires d’environ 60 tonneaux chacun. La navigation pour le deuxième voyage de 1535-1536 sur La Grande Hermine, navire de 100 tonneaux, L’Émerillon, navire de 40 tonneaux, et La Petite Hermine, navire de 60 tonneaux, avait nécessité 76 hommes d’équipage, capitaines compris.

Les hommes d’équipage, qui étaient appelés des compagnons mariniers, étaient : Antoine et Guillaume Alliecte, Dom Anthoine, Bertrand Apvril, Michel Audiepvre, Colas Barbé, Guillaume Bochier, Laurent et Thomas Boulain, Lucas Clavier, Richard Cobaz, Jean Colas, Jean Coumyn, Pierre Coupeaulx, De Goyelle, Antoine DesGranches, Louis Douayran, François Duault, Jacques DuBog, Michel Eon, Pierre Esmery dit Talbot, Le Gendre, Estienne Le Blanc, Lucas Fammys, Jean Fleury, Jean Go, Julien Golet, Eustache Grossin, Guillaume de Guernezé, Guillaume Guilbert, François et Laurent Guillot, Jean Hamel, Hervé Henry, Michel Hervé, Jean Jac, Pierre Jonchée, Dom Guillaume LeBreton, Yvon LeGal, Guillaume et Jean LeGentilhomme, Robin LeTort, Georget Mabille, Pierre, Raouellet et Michel Maingard, Jean Maryen, Étienne Nouel, Pierre Nyel, Geoffroy Ollivier, Jean Pierres, Michel Philipot, Julien Plancouet, Étienne Pommerel, Jacques Prinsault, Jean Raby, Goulhet Riou, Pierre Rougemont, Gilles Ruffin, Brand Saubroscq, Lucas Saumur.

Notons que les marins Étienne Nouel, Anthoine Des Granches, Jacques, Michel, Pierre et Raoullet Maingard étaient de la parenté de Jacques Cartier.

L’équipage spécialisé

Sur les navires de l’expédition de 1535, Jacques Cartier était le capitaine de La Grande Hermine, Guillaume Le Breton Bastille, le capitaine et le pilote de La Petite Hermine (appelée aussi le galion) et Macé Jalobert, le capitaine et le pilote de L’Émérillon (appelée aussi le Courlieu). Jalobert est le beau-frère de Jacques Cartier.

L’équipage comptait aussi « 3 maistres de nef » : Thomas Fourmond sur La Grande Hermine, Guillaume Le Marié sur La Petite Hermine et Jacques Maingard sur L’Émérillon ;

Parmi les autres membres spécialisés de l’équipage, nommons également : le barbier Samson Ripault ; les charpentiers Guillaume Séquart, Guillaume Esnault, Jehan Dabin, Jean DuNort, Philippe Thomas, Jean Aismery et Michel Donquan ; l’apothicaire François Guitault ; le trompette Pierre Marquier.

Quelques passagers

Les 3 navires ont embarqué 110 personnes. En plus de l’équipage, il y avait donc quelques passagers. Citons :

  • L’un des quatre fils du parrain de Jacques Cartier ;
  • Charles Guillot, secrétaire du capitaine général ;
  • Claude de Pontbriand, fils du seigneur de Montcevelles, échanson du Dauphin ;
  • Des gentilshommes : Jean Goyon, Jean Poullet, Charles de la Pommeraye, Jean Garnier, sieur de Chambeaux et Garnier de Chambeaux ;
  • Les interprètes de Jacques Cartier, Taiguragny et Domagaya, fils du chef de Gaspé, Donnacona, qui s’étaient rendus en France avec Cartier au retour de son premier voyage.

Automne 1535

En septembre 1535, Cartier retrouve à Stadaconé, « capitale » du royaume du chef Donnacona, aujourd’hui Québec, les Iroquois qu’il avait rencontrés à Gaspé l’année précédente. Stadaconé est située à l’embouchure de la rivière Sainte-Croix comme l’avait baptisée Jacques Cartier. Cette rivière est appelée Cabir-Coubat par les Algonquins, à cause de ses nombreux méandres. Les Récollets l’appelleront rivière Saint-Charles.

D’autres Iroquois avaient rejoint Stadaconé pour l’occasion : ceux du Saguenay, du cap Tourmente et de l’île d’Orléans. Plus de 500 Autochtones étaient ainsi réunis à la rivière Sainte-Croix. L’accueil est plutôt chaleureux. Mais Cartier, qui se prépare à poursuivre son exploration plus en amont du fleuve, ressent une certaine retenue de la part du chef Donnacona, de ses fils et des habitants du village. L’explorateur finit par comprendre que les Iroquois ne veulent pas qu’il se rende à Hochelaga (aujourd’hui Montréal). D’ailleurs, pour le décourager d’entreprendre son voyage, les Iroquois mettent en scène le malheur qu’il lui arrivera ainsi qu’à ses hommes s’il persiste dans ses projets.

Le lendemain dix-huitième jour du dit mois de Septembre, pour nous cuider toujours empêcher d’aller à Hochelaga, songèrent une grande finesse, qui fut telle : ils firent habiller trois hommes en la façon de trois diables, lesquels étoient vêtus de peaux de chiens, noires et blanches, et avoient cornes aussi longues que le bras, et étoient peints par le visage de noir comme du charbon, et les fisrent mettre dans une de leurs barques à notre insçu ; puis vinrent avec leur bande, comme avoient de coutume, auprès de nos Navires, et se tinrent dedans le bois sans apparôitre environ deux heures, attendans que l’heure et marée fut venue pour 1’arrivée de la dite barque (…)

[…]

Après laquelle sortirent le dit Taiguragny et Domagaya du dit bois marchans vers nous, ayant leurs mains jointes, et leurs chapeaux sous leurs coudes, faisant une grande admiration ; et commença le dit Taiguragny à dire et proférer trois fois : Jésus, Jésus, Jésus, levant les yeux vers le ciel. Puis Domagaya commença à dire :
Jésus, Maria, Jacques Cartier, regardant le Ciel comme l’autre. Et le Capitaine voyant leurs mines et cérémonies, leur commença à demander qu’il y avoit, et que c’estoit qui estoit survenu de nouveau ; lesquels ré­pondirent, qu’il y avoit de piteuses nouvelles, en disant : Nenni est-il bon ? (c’est-à-dire, qu’elles ne sont point bonnes.) Et le Capitaine leur demanda derechef que c’estoit ; et ils lui dirent, que leur Dieu nommé Cudouagny avait parlé à Hochelaga, et que les trois hommes devant dits estoient venus de par lui leur annoncer les nouvelles, et qu’il y avoit tant de glaces et neiges, qu’ils mourroient tous.

Jacques Cartier

Cartier et ses hommes ne prennent pas au sérieux cette prophétie. Ils éclatent de rire, rétorquant que Cudouagny ne savait pas ce qu’il disait et que Jésus les préserverait du froid. Comme convenu, l’explorateur part pour Hochelaga. À son retour, il s’installe dans une place fortifiée pour hiverner. L’hiver arrive, froid, terrible. Bien vite, ses hommes tombent malade. Nombreux sont ceux qui décèdent du scorbut. Des 110 hommes du départ ne restera qu’une dizaine d’hommes valides à la mi-février 1536.

Le Dieu des Iroquoiens avait sans nul doute raison.

Premier Noël : 25 décembre 1535

C’est aujourd’hui le 25 décembre 1535 à Stadaconé. La messe de minuit va bientôt être donnée sur la Grande Hermine coincée par les glaces. L’hiver 1535 est un hiver rude. La glace est épaisse et la neige est très abondante. C’est le genre d’hiver que Cartier ne pouvait ni connaître ni même imaginer dans ses plus terribles cauchemars. Peut-être regrette-t-il d’avoir ri au nez de ses hôtes…

La neige durcie couvre le sol et pare les chênes centenaires. Le froid est mordant. Il est minuit moins une. Deux personnages à haute stature, chaussés de mocassins, vêtus de grosses peaux d’ours noir sur leur corps nu malgré le froid, se pressent d’apporter un caribou au village. Ils portent sur leur crâne rasé un panache en plumes d’oiseaux aux couleurs voyantes. Leurs bras nus dévoilent de nombreux tatouages étranges. Il s’agit des deux interprètes de Jacques Cartier, Taiguragny et Domagaya.

Le vaisseau, tout illuminé, semble vide tant il est silencieux. Ce silence mystérieux qui l’entoure en est même terrifiant. C’est que les cinquante hommes qui se trouvent à son bord sont tous regroupés dans la chambre des batteries qui embaume la cire et l’encens. Ils écoutent religieusement l’aumônier Dom Guillaume Le Breton réciter l’Évangile en latin. Outre les marins, les charpentiers, le barbier et l’explorateur Jacques Cartier, des passagers assistent aussi à la messe. Il y a également l’apothicaire François Guitault et le trompette Pierre Marquier qui, eux, la servent. Mais tous les hommes de l’expédition ne sont pas présents. Vingt-cinq de ces matelots se meurent du scorbut, couchés dans l’entrepont. Affaiblis, incapables de se mouvoir, ils nécessitent des soins continus de la part de leurs frères encore plus ou moins vaillants. D’autres sont sur La Petite Hermine transformée en hôpital. Et ceux qui se recueillent, pâles comme des cadavres, sont visiblement eux aussi malades et fiévreux.

Les marins présents à cette messe de Noël tiennent un cierge à la main. La faible lumière émise creuse davantage encore leurs orbites dans lesquels s’enfoncent leurs yeux brillants d’intelligence. Leurs cheveux sont longs et hirsutes. Mais, ils cachent mal la pâleur de leur visage et l’ossature de leurs joues. Leur vareuse ouverte laisse apparaître leur poitrine bombée, musclée, mais osseuse et blanche. La flamme vacillante dans les mains de chacun de ces cinquante hommes chauffe délicieusement le navire dans cette nuit glaciale.

Puis, un marin à la voix un peu rude, Jehan Hamel, un hardi gabier, se met à chanter l’Invitatoire de la Fête de Noël :

Adeste, fideles, laeti, triumphantes;

Venite, venite in Bethleem,

Natum videte Regem Angelorum

Et l’équipage de répéter en chœur :

Venite, adoremus Dominum

Auquel l’équipage répond le refrain en chœur :

 

 

Venite, adoremus Dominum

Il semble que le navire a de nouveau pris la mer, qu’il vogue vers de nouveaux horizons, qu’il tangue agréablement entre les vagues, que l’espoir d’un meilleur est toujours possible. C’est une illusion, certes, celle conférée par la ferveur qui se dégage de ces marins abîmés ainsi que par leurs chants emplis d’allégresse religieuse, malgré leur voix rauque et leur poitrine prise.

Le navire est bel et bien pris et immobile. La charpente craque de fatigue à résister à la pression que la glace lui oppose. Les planches se fendillent. Les clous se brisent de froid. Des larmes coulent sur les joues de ces marins anéantis par l’immobilité. Il ne leur reste que le rêve, celui de revoir un jour, peut-être, leur chère patrie.

TRAVAUX CITÉS

Myrand, E. (1888). Une fête de Noël sous Jacques Cartier. Québec : Imprimerie de L.-J. Demers & frère. https://collections.banq.qc.ca/ark:/52327/2022076

Rolle de l’équipage et passagers des navires de l’expédition de Jacques Cartier en Nouvelle-France en 1535. https://www.migrations.fr/naviresjacquescartier.htm Le document original est aux archives de Saint-Malo série BB. 4 folios 17-20

Société Littéraire et Historique de Québec (1843). Voyages de découverte au Canada, entre les années 1534 et 1542 par Jacques Quartier, le Sieur de Roberval, Jean Alphonse de Xanctoigne, etc. Québec : imprimé chez William Cowan et fils, 1843. https://collections.banq.qc.ca/ark:/52327/3477384

Illustration : De Foy Suzor-Coté, M-A. (1907). Jacques Cartier rencontre les Indiens de Stadacone, 1535. Coll. Musée national des beaux-arts du Québec. Domaine public via Commons.wikimedia.org.

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