La question de savoir pourquoi Julie s’est retrouvée en Guyane m’a été parfois posée. La raison s’est imposée naturellement à la vérité. J’ai eu le bonheur d’effectuer, pour des raisons professionnelles, un séjour de plusieurs mois dans ce département français d’Amérique du Sud. J’ai été fasciné par ce pays immense et vierge, par ses habitants originels, par sa flore aux couleurs féériques et sa faune innombrable, par les vestiges du bagne partout visibles, par les vieux Blancs encore présents. J’avais rapporté de ce séjour une importante documentation et une grande quantité de photographies. Mon décor était ainsi tout trouvé. Puis, Julie ne pouvait que s’y transformer, transcendée par une Amélie généreuse jusqu’au sacrifice ultime, scandalisée par ce qu’elle découvrait dans ce monde carcéral aux règles inhumaines, subjuguée par ce que lui renvoyaient les populations noires et indiennes visitées.
Si mon séjour s’est déroulé au début des années 1970, l’évolution avait été lente depuis les années 1950. Après la guerre, ce pays offrait tout pour qui éprouvait le besoin de se reconstruire en se consacrant aux autres. Un pays aux limites forestières inatteignables, un peuple aborigène d’un autre temps, une population importée durant la douloureuse époque de l’esclavage, des métropolitains aux motivations diverses, des bagnards constituant une main-d’œuvre corvéable à merci, des aventuriers pour qui les frontières naturelles ne sont pas des obstacles infranchissables. Et pour tenter de permettre à tous de vivre dans une harmonie improbable, une poignée de fonctionnaires et de militaires soucieux de bien faire en dépit du manque de moyens et de l’indifférence première de gouvernements empêtrés dans les querelles politiques et les difficultés économiques nées de l’après-guerre.
La Crique
Je suis persuadé que la Crique de Cayenne n’avait guère été transformée depuis lors. L’état des maisons que j’y ai vues l’attestait. Comme celui des habitations qui bordaient les rues principales de la ville dont les toits de tôle rouillée et les peintures défraîchies révélaient leur âge avancé.
La caserne de gendarmerie des Palmistes
Ah! La place des Palmistes ! Bien qu’elle ne présente rien d’exceptionnel avec sa pelouse maigrichonne, sauf ses magnifiques arbres du voyageur et ses buissons fleuris, elle m’a d’emblée enchanté. Sur la photographie que j’en ai ramenée apparaît la statue de Félix Éboué que Julie n’a pas pu voir puisqu’elle n’avait pas encore été fondue. Elle n’a pas non plus pu s’asseoir sur l’un de ces bancs modernes : ils étaient alors de bois. Mais elle y a vu les mêmes gamins jouant au ballon. Elle s’est amusée à observer la même jeunesse turbulente sortant de la salle de cinéma et discourant à n’en plus finir sur le héros courageux ou l’héroïne malheureuse avant d’être comblée de bonheur.
Avant moi, Julie a gravi les marches de pierre qui conduisent au bâtiment de la préfecture qui est l’ancien palais du Gouverneur de la Guyane.
Le bagne
Julie a vécu plusieurs mois à Saint-Laurent du Maroni. Elle s’était engagée à soigner les bagnards que l’enfer carcéral a brisés. À ce moment, le bagne de Guyane, créé en 1852 et officiellement fermé en 1946, vivait ses ultimes heures. Il ne fut réellement vidé de ses derniers occupants qu’en 1953. C’est dire que je n’en ai rien vu, si ce n’est quelques vieux Blancs clochardisés et des vestiges partout abandonnés. À cette époque, tout était fait pour oublier cette sinistre tragédie. On détournait le regard, on laissait la nature reprendre ses droits ; on avait hâte qu’elle le fasse vite. Les photographies que j’ai rapportées sont éloquentes de ce besoin de tout effacer, des yeux comme des mémoires.
Aujourd’hui au contraire, ces vestiges sont en cours de réhabilitation. La farouche volonté d’oubli première s’est heureusement peu à peu dissipée. Sous l’impulsion d’historiens locaux, elle a fait place au souci légitime de ne pas occulter cette tranche de vie de la Guyane, aussi déplorable soit-elle. Mieux, de la faire revivre, car elle appartient au patrimoine guyanais. Tout ce qui peut l’être est dégagé de sa gangue végétale. Les bâtiments engloutis redeviennent visibles et accessibles. Ils présentent un attrait patrimonial et touristique indéniable. Saint-Laurent s’efforce de les mettre en valeur ; les îles abandonnées tentent de revivre d’une façon différente. La présence du bagne sur le territoire est une réalité que rien ne peut gommer. Elle fut si longue et si profitable au pays qu’elle ne doit pas être effacée. Personne ne doit oublier que ce sont les prisonniers qui ont défriché, cultivé, bâti, lancé des ponts, ouvert des routes, posé des rails pour contourner les sauts ou relier les camps de l’intérieur puis qui ont tout entretenu. Au prix de combien de vies !
La Guyane : un vaste territoire
La Guyane ne se limite heureusement pas au bagne. Elle est d’abord un vaste territoire où se regroupent des populations diverses. Les descendants d’esclaves qui se sont rapidement et plus ou moins facilement intégrés et qui se sont regroupés sur le littoral atlantique, là où vivaient les Blancs, là où se concentrait la vie économique. Les Noirs Marrons, descendants des esclaves de la Guyane hollandaise voisine, pays où l’esclavage a perduré, qui avaient fui l’atrocité de leur condition et fait revivre, le long du Maroni notamment, leurs coutumes africaines adaptées au milieu. Les Indiens, population autochtone première, qui se sont enfoncés dans la forêt au fur et à mesure de la pénétration violente des orpailleurs.
Julie n’avait qu’une obsession : aller à leur rencontre, leur apporter son savoir-faire médical. Dans les années 50, rien de cela n’était possible sans l’autorisation de l’Administration et sans l’appui de la gendarmerie.
Il a fallu à Julie faire preuve de beaucoup de patience et d’acharnement pour enfin avoir la chance de remonter l’Oyapock jusqu’à Camopi et de réaliser son rêve. Quel voyage ce fut ! Quel dépaysement elle a éprouvé ! Sans doute le même que fut le mien quand j’ai pénétré dans ce village Oyampi où l’accueil fut bienveillant. Après tant d’années, il ne m’est pas nécessaire de regarder mes photographies pour revoir les lieux ; il me suffit de fermer les yeux. Je ne peux oublier le visage souriant de ces gens ouverts, leurs habitations sans parois, leurs parures de fête, leurs armes. Le collier de perles reçu par Julie à Bellevue et la couronne de plumes de toucan que le chef lui a remise en cadeau de bienvenue occupent la meilleure place dans ma bibliothèque. La couronne n’a rien perdu de ses couleurs magnifiques.
Il ne m’a pas été difficile de décrire ce que Julie a découvert et vécu là-bas. Ce sont des moments qui ne peuvent s’oublier.
Pas plus que ne peuvent s’effacer les images de la sortie de l’océan des tortues venant pondre sur la plage de Mana. Ces œufs que l’on voit ici avaient été extraits du sable par les habitants pressés de les savourer. Quant au rostre de poisson scie, il lui a bien été présenté par un pêcheur local tout fier d’exhiber son trophée. N’est-ce pas qu’il est impressionnant?
Le site de Kourou du temps de la fusée Diamant.
Ce que Julie n’a pas pu voir, car la forêt n’avait pas encore été défrichée, c’est le site de Kourou tel que j’ai pu le découvrir alors qu’il en était à ses débuts. J’ai eu l’occasion d’y pénétrer lors du lancement de ballons-sondes puis au lancement de la fusée Diamant ancêtre de la fusée Ariane. Le centre de tir du moment doit paraître archaïque à ceux qui l’ont visité les années suivantes.
Avec Julie, j’ai fait un retour sur le passé. Comme Julie, j’en ai gardé des souvenirs impérissables.
Toutes les photos proviennent de la collection personnelle de Jacques Julliens. Tout droit réservé.
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