Lorsque des auteurs (historiens, érudits, etc.) des siècles passés retracent les explorations maritimes les plus anciennes, ils mentionnent parfois des exploits si extraordinaires que ceux-ci finissent par être fortement critiqués des années plus tard, par manque de preuves de ce qui a été avancé. Mais, en attendant, ces histoires engendrent l’admiration ou suscitent l’adhésion de ceux qui en prennent connaissance. Toutefois, elles ont aussi pu être rejetées en bloc puisqu’il était impossible de partir à l’aventure pour contrôler l’information de visu.
Les découvertes des frères vénitiens Zeno au XIVe siècle font partie de ces histoires extraordinaires. Elles ont fait grand bruit lors de leur publication en 1558 (revoir notre texte La légende des frères Zeno) : la curieuse île de Frisland; la fertile Estotiland; l’étrange Icaria; la terre de Drogeo! Que de mystère il y avait là! Tout ne pouvait être que fabulation ou, au contraire, tout s’expliquait. Aussi, dès le XVIe siècle, des savants, cosmographes, cartographes, géographes se penchent sur les récits des deux Vénitiens afin de prouver la véracité de leurs propos ou de la réfuter.
Plus tard, au cours du XIXe siècle notamment, à la suite d’études approfondies, les récits des frères Zeno ont quelque peu perdu de leur superbe, relégués au rang des belles histoires tout de même.
La curieuse île de Frisland
D’après le récit des frères Zeno, Frisland aurait appartenu au roi de Norvège. Mais, lorsque les frères la découvrent, vers 1380 ou 1390, elle est aux mains d’un seigneur, ennemi du roi de Norvège, appelé Zichmni.
Mais cette île, existe-t-elle vraiment? Et si c’est le cas, où se trouve-t-elle?
Le cardinal Giacento Placido Zurla (1769-1834), qui était un de ces savants hommes en géographie du Moyen Âge, a attesté la véracité des propos des frères Zeno. Le cardinal explique que l’île de Frisland a été découverte en 1283 par le norvégien Rolf. Plus tard, c’est au tour du Polonais Jean Sclov, de s’y rendre, en 1476. Plus tard encore, l’Anglais Frobisher, en 1578, puis l’espagnol Maldonado, en 1588, la découvrent à leur tour. Pour le cardinal Zurla, si cette île est dorénavant introuvable, c’est qu’elle a été submergée comme tant d’autres ont pu l`être (Boussard, 1886).
D’autres savants, persuadés eux aussi de l’existence de Frisland, en parlent avec moult détails. Un d’entre eux cite des noms de bourgs et de villages que l’on y trouve : Cabaru, Aqua, Campa, Rane, Audefort, etc (Boussard, 1886).
Le célèbre Mercator signale Frisland sur son planisphère de 1570. Il en dit :
Ile inconnue aux anciens et plus grande que l’Hybernie. Les naturels n’y ont aucuns fruits, mais vivent de poisons plus communément. Elle obéit au roi de Norvège. Les habitants s’adonnent pour la plupart à la pêche, car si grande quantité de poison se prend dans ses ports, qu’on en charge plusieurs navires pour le vendre dans les îles voisines. La mer, près de cette île, est pleine de rochers dangereux dans la partie occidentale; cette mer se nomme Icarie, et une île qui s’y trouve porte le même nom
Mercator dans Boussard, 1886, p. 10
Cependant, de nombreux scientifiques doutent de l’existence de cette île ou remettent en question certaines affirmations. Ceux-là penchent plutôt pour dire que Frisland se trouve être sur la même position géographique que l’archipel de Féroé.
Pour le géographe et cartographe Malte-Brun, les voyages et l’histoire des frères Zeno sont connus, c’est certain. Cependant, lorsque Nicolò et Antonio entrent au service d’un prince des îles Féroé et Schetland, ils visitent les lieux déjà découverts par les Scandinaves. Ce qui paraît donc étrange à Malte-Brun, c’est que les frères Zeno ne font aucune mention des îles Féroé dans leurs récits et aucun écrivain islandais ne mentionne Frisland.
Notons que, d’après Boussard (1886), Frobisher a pris la pointe méridionale du Groenland, qu’il a d’ailleurs décrite comme une terre accidentée, pour Frisland.
Et Frisland demeure introuvable pour les navigateurs qui la recherchent.
… mais Frisland déplacée échappait aux navigateurs, elle se submergea comme l’Atlantide platonique : il n’en reste ni vestige, ni le moindre atome; seulement la tâche assez difficile de la réduire à l’échelle de Foeroe. Bien qu’elle fût encore connue du temps de Colomb et son pilote De la Cosa lui assigna la même position que la carte de Zeno : on remonta avec la date de submersion d’une île de cette position : insula haec anno 1456 fuit totaliter combustà, dit en 1507 la carte de l’Allemand Jean Ruysch.
Lelewel, 1852
En fait, il est dorénavant admis que l’île Frisland n’existe pas. Elle a pu être indiquée sur les cartes de l’Atlantique jusqu’au XVIIIe siècle parce que des cartographes l’ont recopiée, comme Mercator en 1569 ou Ortelius en 1573. Son nom montre aussi quelques variantes : Freezeland ou Frischlant.
La fertile Estotiland
Estotiland serait, selon les dires d’un pêcheur frislandais, située à plus de mille lieues de Frisland. Ce serait une île grande comme l’Islande, mais plus riche et plus fertile encore.
Citant Estotiland, le père jésuite Charlevoix est un de ceux à avoir remis en question la véracité de ces découvertes. Il dit, dans le tome 1 de son Histoire et description générale de la Nouvelle-France :
On prétend qu’en cette année [1477] Jean Scalve, Polonois, reconnut l’Estotiland, & la Terre de Labrador; mais cela n’est pas bien prouvé. Il est certain au moins qu’il n’y fit aucun établissement. On convient même aujourd’hui que l’Estotiland est un Pays chimérique.
Charlevoix, 1744, p. 24
Charlevoix insiste sur l’ineptie du propos, plus loin dans son ouvrage :
(…) outre que l’Estotiland est aujourd’hui regardé comme un pays fabuleux, & qui n’a jamais existé que dans l’imagination des deux frères Zani, nobles Vénitiens, on ne sait rien de particulier de l’expédition du Voyageur Polonois, qui n’a eu aucune fuite, & qui n’a pas fait beaucoup de bruit dans le Monde.
Charlevoix, 1744, p. 111
Toutefois, Joachim Lelewel (1852) mentionne que l’Estotiland s’avèrerait être l’île du Cap Breton.
L'étrange Icaria
Peu de renseignements avons-nous sur l’île Icaria où Antoine Zeno n’a pas pu débarquer. De nombreux auteurs, dont Lelewel (1852), s’accordent à dire qu’il s’agirait de Terre-Neuve.
La terre de Drogeo (ou Drocco)
Drogeo serait une région qui s’étendrait au sud d’Estotiland. Le territoire serait immense, peuplé de cannibales grossiers vêtus de peaux de bête qui vivraient de la chasse et de la pêche (Mund-Dopchie, 2002). Une nation d’anthropophages que les Estotilandais combattaient souvent en se rendant sur les lieux qu’ils connaissaient bien, précise Lelewel (1852) qui n’a pas vraiment de mots flatteurs pour qualifier les habitants de Drogeo :
Les habitants, ignorants et grossiers, ne savaient pas même se couvrir avec les peaux des bêtes qu’ils tuaient à la chasse. Armés d’un arc et d’une lance de bois, ils se livraient des combats continuels. Le vainqueur dévorait le vaincu.
Lelewel, 1852
Si Lelewel est sûr de son fait lorsqu’il déclare qu’Estotiland se trouve à l’embouchure de Saint-Laurent, il ne peut rien affirmer sur l’emplacement de Drogeo : « C’est la Nouvelle Écosse, l’Acadia, la Nouvelle Angleterre, etc. » (Lelewel, 1852).
TRAVAUX CITÉS
Boussard, M. (1886). Les Vénitiens dans les régions polaires au Moyen Âge. Dans S. d. Toulouse, & B. n. France (Éd.), Bulletin de la Société de Géographie de Toulouse (Vol. 1, pp. 3-20). Toulouse: E. Privat, Librairie-Éditeur.
Charlevoix, P.-F.-X. (1744). Histoire et description générale de la Nouvelle-France. Tome 1, avec le journal historique d’un voyage fait par ordre du Roi dans l’Amérique septentrionale (Vol. 1). (B. n. France, Éd.) Paris: Chez Didot, quai des Augustins, à la Bible d’or. M. DCC. XLIV. Avec approbation et privilège du Roi.
Lelewel, J. (1852). Géographie du Moyen âge (Vol. 3 à 4). Bruxelles.
Mercator. (1623). L’île imaginaire de Frisland d’après une carte de Mercator. (D. public, Éd.) Consulté sur Commons Wikimedia: https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Frisland_Mercator.jpg?uselang=fr
Mund-Dopchie, M. (2002). Fortune des “voyages en septentrion” des frères Zeno aux XVIe et XVIIe siècles: quelques pistes de réflexion. Humanistica Lovaniensia, 51, pp. 55-81. Consulté sur http://www.jstor.org/stable/23973992
Sanson, N. (Vers 1660). Le Canada ou la Nouvelle-France tirée de diverses Relations des François, Anglois, Hollandois etc. (D. Public, Éd.) Consulté sur Commons Wikimedia: https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Le_Canada_ou_Nouvelle_France.jpg
Illustration : Article de M. le Chevalier de Jaucourt. Édition Numérique Collaborative et Critique de l’Encyclopédie (1751-1772). http://enccre.academie-sciences.fr/encyclopedie/article/v5-2064-0/
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